Sommes-nous en train de revenir à la sombre époque du docteur Folamour ? Les Américains et les Russes cherchent-ils à se rejouer leur bras de fer nucléaire des années de guerre froide, qui culmina lors de la si dangereuse crise des missiles de Cuba de 1962 ?
Nous avions déjà eu une petite alerte avec la publication, par le Pentagone, le 2 février 2018, de sa nouvelle « posture » nucléaire. Les Américains cherchent à diversifier la gamme de leur arsenal nucléaire. Ils veulent promouvoir leurs armes de théâtre de faible puissance, quitte à réduire pour cela le nombre de leurs têtes stratégiques à forte puissance – le tout dans le respect du traité New START de 2010, qui limite à 1550 le nombre total autorisé de têtes nucléaires en Amérique comme en Russie. Cette démarche, qui revient à envisager une guerre nucléaire localisée qui ne soit pas une apocalypse finale, avait fait pousser des cris d’orfraie aux stratèges russes et chinois. Ils avaient fustigé le « bellicisme » de Washington. Les Américains avaient récusé cette accusation, soulignant que l’amélioration de la qualité de leur « riposte graduée » n’avait qu’un seul but : une meilleure protection défensive de leurs alliés européens et asiatiques.
Et maintenant vient d’arriver de Moscou la plus grosse alerte d’une possible reprise d’une course aux armements nucléaires – qu’on avait, apparemment trop tôt, reléguée aux poubelles de l’Histoire. Près de la moitié du discours solennel devant la Douma de Vladimir Poutine du 1er mars 2018 fut en effet consacrée aux questions de défense, afin de vanter les succès du complexe militaro-industriel russe. Vidéos à l’appui, le président a notamment présenté un nouveau type de missile de croisière à tête nucléaire, qu’il a décrit comme « quasiment impossible à détecter » et « invincible face à tous les systèmes existants et futurs de défense anti-aérienne ». Il a présenté trois autres types d’armes, dont toutes les cibles potentielles étaient… américaines.
Ce discours militariste de Poutine s’inscrit-il dans le contexte des prochaines élections présidentielles du 18 mars 2018, où il est candidat à un nouveau mandat de six ans ? Faute d’avoir réussi sur le plan économique, s’agit-il pour lui de se présenter aux électeurs en défenseur de la Sainte Russie face aux menaces venant de l’étranger ?
Mais y a-t-il vraiment quelque part un Hitler américain concoctant secrètement un plan d’invasion de la Russie ? L’OTAN, organisation militaire englobant des pays européens sous-armés et qui s’est montrée incapable de vaincre les talibans en Afghanistan, constitue-t-elle réellement une menace pour Moscou ? Le danger réel à long terme ne provient-il pas plutôt des Chinois, pour qui la Sibérie, si peu peuplée, demeurera toujours une proie tentante ?
« Malgré toutes les difficultés économiques et financières que nous avons rencontrées, la Russie est restée une grande nation nucléaire. Il y a vingt ans, personne ne nous prenait plus au sérieux. Personne ne nous écoutait. Eh bien, écoutez-nous maintenant ! », a conclu le président de Russie devant ses parlementaires. C’est le passage le plus important du discours, car il témoigne d’une immense frustration de la Russie. Celle de ne pas pouvoir reprendre un dialogue d’égal à égal avec l’Amérique, comme du temps de l’URSS. Poutine a espéré un moment que cela allait être possible avec Trump ; puis il a dû déchanter en raison de la position du Congrès, démocrates et républicains confondus.
Il existe une paranoïa russe – mélange de complexe obsidional et de complexe d’infériorité – que les parlementaires et les diplomates occidentaux n’ont jamais su prendre en compte.
Les Occidentaux répondront que c’est Poutine qui a détruit le dialogue avec eux, par son annexion de la Crimée et son ingérence dans le Donbass ukrainien en 2014. Il répliquera – non sans argument historique en sa faveur – que Sébastopol est le port naturel de la flotte russe en Mer Noire…
Entre l’Est et l’Ouest, nous sommes revenus à un dialogue de sourds, qui se traduit par cette néfaste exhibition de leurs moyens nucléaires par les uns et les autres. Dans cette affaire, aussi coûteuse que dangereuse, les torts sont partagés.
La paranoïa de la Russie n’est pas justifiée : il n’y aucun plan occidental visant à l’assiéger. La désinvolture américaine est également coupable. En décembre 2001, alors que la Russie leur avait ouvert tous ses réseaux pour faciliter la guerre qu’ils commençaient en Afghanistan, les néoconservateurs dénoncèrent le traité ABM de 1972, chef d’œuvre du réalisme kissingerien, qui interdisait les dispositifs anti-missiles (dangereux car rompant l’équilibre de la terreur).
La planète n’a nul besoin de davantage d’armes nucléaires. Mais elle a un besoin criant de davantage de diplomatie.