Théorie géopolitique : la « doctrine Girard »

Renaud Girard s’inscrit dans le courant du réalisme politique. Historiquement, les principaux représentants de ce courant ont été Thucydide, Machiavel, Metternich, Bismarck et Kissinger.

Il s’agit de se tenir loin de tout projet messianique, d’échapper aux considérations morales et de considérer de manière pragmatique les choses telles qu’elles sont et non telles qu’on voudrait qu’elles fussent. On doit refuser toute considération morale pour se concentrer exclusivement et pragmatiquement sur l’intérêt des Nations.

S’il faut tenir compte des réalités avant tout, c’est parce que le réel exerce une force
contraignante sur nous. A partir de là, refuser la réalité, par exemple au profit de la morale ou des Droits de l’Homme, ne peut nous amener qu’à l’échec. C’est ce que montre la Guerre en Irak de 2003 : les Etats-Unis ont cherché à imposer la démocratie par la force. Entre la paix et la démocratie, ils ont arbitré en faveur de la démocratie. Cependant, ils ont ainsi non seulement détruit la paix et causé des souffrances terribles aux populations, bien pires que sous la dictature de Saddam Hussein, mais ils ont été aussi incapables d’instaurer une démocratie. L’Irak n’est plus en paix et n’a jamais été aussi loin d’être une démocratie.

Dans cette perspective, le chaos et la guerre civile sont considérés comme les pires des maux. Cette position privilégie la recherche du résultat concret et de l’efficacité. Selon elle, la force doit parfois être utilisée mais elle doit toujours faire partie d’une stratégie politique et, dans beaucoup de cas, il faut lui préférer la négociation.

Cette théorie se veut très attentive à l’Histoire et aux réalités économiques, sociologiques,
ethniques et religieuses des pays. Il s’agit de voir les pays tels qu’ils sont et les aspirations des populations sans plaquer un schéma préconçu.

Importance de l’Histoire

L’un des fondements de la théorie politique de Renaud Girard est l’attention donnée à l’Histoire. Seule la compréhension du passé permet d’avoir une vision de long terme et de comprendre comment les situations actuelles se sont formées.

Ainsi, on ne peut pas comprendre la situation présente de l’Afghanistan sans avoir en tête les guerres contre les Britanniques au 19ème siècle puis contre les Soviétiques ni sans prendre en compte l’ingérence ancienne du Pakistan dans les affaires afghanes et les divisions ethniques entre Tadjiks et Pachtouns. Si l’on prend l’exemple du Mali, on risque de se trouver en porte à faux par rapport aux aspirations des populations locales si nous n’utilisons que notre grille de lecture occidentale, basée ici sur la notion d’islamisme, en négligeant la réalité historique des tensions entre Touaregs et populations noires. De façon comparable, DAESH reste un phénomène incompréhensible si l’on ne mobilise pas la question de la ligne Sykes-Picot de 1916 ni celle des tensions entre sunnites et chiites en Irak. De même, les projets géopolitiques de la Chine demeurent opaques si l’on ignorent tout de son histoire, de sa place de première puissance économique mondiale au 18ème siècle, de sa situation de dépendance à l’égard de l’Occident entre 1840 et 1949, période que les Chinois appellent eux-mêmes « le siècle de l’humiliation », du maoïsme ou des réformes de Deng Xiaoping en 1979 qui ont fondé le modèle chinois actuel, synthèse de capitalisme, de communisme et de nationalisme.

Les « trois conditions » : quand la France doit-elle intervenir militairement ?

Comme le soulignait Bismarck, il est toujours infiniment plus facile de commencer une guerre que de la finir. Un Gouvernement ne doit déclencher une guerre que s’il a une idée claire de la manière dont il va la conclure.

Concernant les interventions militaires de la France à l’étranger, Renaud Girard préconise trois conditions préalables. En plus de l’indispensable respect du droit international et du cadre de l’ONU, une Opération Extérieure de la France ne devra être menée que si elle satisfait à trois conditions12:

posséder une alternative locale crédible pour remplacer le pouvoir que l’on renverserait
cette intervention doit à coup sur améliorer la vie quotidienne des populations civiles concernées et assurer réellement leur sécurité
servir concrètement les intérêts de la France et de sa population, surtout sur le long-terme.

Concept d’ « ennemi principal »

En outre, Renaud Girard invite à hiérarchiser les menaces et a pour cela forgé le concept d’« ennemi principal ». Il faut qu’un pays classe ses différents opposants pour distinguer les simples adversaires de l’« ennemi principal ». Le but est donc de clairement identifier l’ennemi principal et de concentrer son action contre lui, quitte à ne plus agir contre ses autres adversaires, voir à s’allier provisoirement avec eux pour combattre l’ennemi principal. Par exemple, en Syrie l’« ennemi » principal est le djihadisme sunnite de l’EI et d’Al-Qaeda (puisque ces groupes attaquent la France et y commettent des attentats), il faut donc être prêt à s’allier avec des groupes islamistes chiites (comme le Hezbollah) ou des nationalistes arabes pour contrer cette menace principale. De même, Staline était certes un dictateur responsable de millions de morts, mais il était tout à fait pertinent de s’allier avec lui pour écraser Hitler, car c’est Hitler qui envahissait notre territoire, et non Staline.

Concept de « mal flagrant »

Le concept de « mal flagrant », forgé par Renaud Girard, désigne une idéologie dont le contenu va à l’encontre des principes éthiques les plus élémentaires et dont le caractère violent, anti-humaniste et pathologique apparaît immédiatement. En tant qu’humains, nous ne pouvons trouver aucune circonstance atténuante à ce mal. Il s’agit donc d’un concept philosophique appliqué au domaine de la géopolitique. Il implique l’absence de possibilité de négociation et pointe du doigt un danger : le risque d’être apeuré, hypnotisé et fasciné par ce mal jusqu’à ne plus oser lui opposer de résistance. Ce concept permet de distinguer les régimes dictatoriaux entre eux. En effet, certaines dictatures sont certes critiquables, mais elles ne constituent pas pour autant un « mal flagrant », notamment parce qu’elles ne légitiment pas le massacre de masse et ne cherchent pas à s’étendre indéfiniment. C’est par exemple le cas des dictatures de Kadhafi, Saddam Hussein ou Bachar-el- Assad. Au contraire, le nazisme (par sa vision biologisante et agonistique des rapports humains, sa volonté d’expansion et sa théorie raciste) ou l’islamisme de DAESH (par sa volonté d’expansion, sa légitimation des pratiques de viols, de tortures et de persécution) constituent des cas typiques » de « mal flagrant ».

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Nécessité de l’indépendance de la politique extérieure par rapport à la vie politique intérieure

Renaud Girard souligne que la diplomatie a besoin de discrétion, d’indépendance et d’efficacité. Le traitement de la politique étrangère doit être uniquement guidé par des considérations de politique étrangère. Toutes les fois où la politique étrangère a été utilisée pour servir les combinaisons politiciennes sur la scène intérieure, cela a mené à l’échec.

Trois exemples actuels peuvent ici être donnés. Pour une action géopolitique plus efficace de la part des États-Unis, il faudrait renforcer le pouvoir du Président dans ce domaine et rompre avec la mainmise du Congrès sur la politique étrangère. En effet, le Congrès est une instance collective, lieu de toutes les passions politiciennes, qui n’offre ni l’efficacité ni la rapidité ni la cohérence ni l’indépendance de la décision présidentielle. En ce qui concerne la Turquie, le Président Erdogan a ouvert une boîte de Pandore en ravivant le nationalisme et en instrumentalisant la question et le problème syrien afin d’obtenir une majorité politique à la Chambre. Enfin, en Israel, le système électoral israélien est un obstacle à la paix, car il fonctionne à la proportionnelle et nécessite bien souvent des coalitions qui rendent le Premier Ministre politiquement dépendant de partis extrémistes et minoritaires.

Dialoguer sans préjugés

Pour Renaud Girard, il faut toujours rechercher et accepter le dialogue avec les autres acteurs politiques sans avoir de préjugés ou d’idées préconçues sur eux, même si nous sommes en opposition avec eux sur des sujets majeurs, même s’ils ne partagent pas nos valeurs démocratiques et ne respectent pas les Droits de l’Homme. Si l’on n’est pas prêt à entrer en guerre, alors il faut chercher le dialogue et la résolution diplomatique jusqu’au bout.

Ce fut ainsi une erreur que de fermer l’ambassade de France en Syrie en 2012, pariant que le régime s’effondrerait bientôt. Or, ce pari a été perdant. Nous avons fermé la porte du dialogue à un acteur pourtant incontournable, seul à bénéficier de structures étatiques, et négligé le solide ancrage du régime de Bachar El-Assad auprès d’une partie importante de la population syrienne. Nous nous sommes privés d’une source de dialogue et de renseignements qui nous serait aujourd’hui précieuse, à la fois pour tenter de résoudre le conflit et pour lutter contre le terrorisme tout en bénéficiant de plus d’informations sur les djihadistes français qui opèrent en Syrie.

De même, en Afghanistan, le fait que le docteur Najbullah ait été un agent du KGB et le responsable des services de renseignement afghans pro-soviétiques n’aurait pas du nous
empêcher de traiter avec lui. En 2000 nous aurions du accepter de traiter avec le Mollah Omar, chef des Talibans, et de lui fournir l’aide alimentaire et humanitaire qu’il sollicitait (tout en octroyant une aide militaire à son adversaire Massoud dans le même temps, ce que nous n’avons pas fait non plus) en échange de la livraison de Ben Laden, de la protection des statues bouddhistes et de la lutte contre la culture de pavot.

En Libye, nous refusons d’appuyer le gouvernement de Tripoli, sous prétexte qu’il n’est pas reconnu comme légitime par la communauté international et parce qu’il est tenu en main par des islamistes. Pourtant, nous avons besoin de l’aide d’un Gouvernement de Tripoli pour contrer les islamistes beaucoup plus radicaux de DAESH.

Au contraire, dialoguer sans préjugés a été le choix de Barack Obama à l’égard de l’Iran, ce qui a débouché sur l’Iran deal et permis à l’éviter l’obtention de l’arme atomique par l’Iran ainsi que de réintégrer dans le jeu diplomatique occidental cette importante puissance régionale, qui lutte avec les occidentaux contre DAESH.

Alors que les pétromonarchies sunnites du Golfe (Arabie Saoudite, Qatar, Emirats, Koweit) et l’Iran chiite sont opposés, il ne faut se couper d’aucun des deux camps. Au contraire, l’impératif est de dialoguer avec les deux camps et chercher à les rapprocher, quelles que soient la situation de la démocratie ou des Droits de l’Homme dans ces pays.

De même, si les accords d’Oslo ont pu être conclus, c’est parce que Rabin a accepté la dialogue avec Arafat, et ce en dépit des nombreuses actions violentes commises contre des civils israéliens sur l’ordre du leader de l’OLP.

Le double refus de la rancune et de la repentance

« Pas d’ennemis perpétuels, pas d’amis éternels, rien que des intérêts éternels et perpétuels ». La devise de la diplomatie britannique est la devise de toute bonne politique étrangère. Les choses humaines sont mouvantes, les problèmes sont présents et c’est pour cela que les souvenirs du passé ne doivent jamais nous entraver dans notre action présente sous peine de nous voir sanctionnés dans l’avenir.

La rancune est donc l’ennemi d’une bonne politique étrangère. Il faut donc savoir s’excuser pour les erreurs passées. Comme l’ont bien fait les Allemands auprès des Juifs, des Tziganes et des pays de l’Est et les Russes auprès des Polonais. Au contraire, la négation du génocide arménien par les autorités turques est un fardeau pour la Turquie. De même, l’attitude nationaliste du gouvernement japonais renforce le sentiment anti-japonais en Chine et empêche le Japon de pouvoir nouer une alliance franche avec la Corée, voire certains pays du sud-est asiatique, ce qui lui serait pourtant très utile pour faire face à l’expansion chinoise. La crispation du Japon par rapport à son passé nuit donc à son intérêt présent. Au contraire, la reconnaissance des crimes de guerre japonais par l’ancien Premier Ministre Tanaka avait permis au Japon de détendre la relation sino-japonaise. Seules des excuses permettent de se libérer du passé pour construire l’avenir ensemble.

Et de même qu’il faut savoir s’excuser pour les offenses commises, il faut aussi savoir pardonner pour les offenses reçues. Ainsi les Français ont-ils su pardonner aux Allemands.

Par contre, s’il faut savoir s’excuser, il faut rejeter toute forme de repentance. Les excuses doivent permettre de construire l’avenir ensemble autour du pardon du passé et d’intérêts communs présents. Au contraire, la repentance est une forme d’autoflagellation et d’humiliation permanentes qui ne libère pas et empêche de construire l’avenir ensemble.

Concept de l’intérêt commun minimal

L’existence de divergences ne doit pas empêcher le dialogue et l’action commune sur les sujets où elle est possible. Cela doit se faire sur la recherche d’un intérêt commun entre les acteurs concernés.

C’est ce qu’illustre la Conférence de Vienne d’octobre 2015. A cette conférence, des pays avec des valeurs très différentes, des degrés de démocratie variables et des positions opposées sur le conflit syrien se sont réunies, malgré leurs divergences, pour chercher une solution à ce conflit. L’Arabie Saoudite et la Turquie (qui souhaitent la chute de Bachar el-Assad), la Russie (qui soutient le régime de Damas) et les États-Unis ont dialogué ensemble, car tous ont désormais un intérêt vital commun : contrer DAESH.

Indépendance Nationale

En admirateur de la politique étrangère du Général de Gaulle, Renaud Girard considère que l’indépendance nationale est à la fois la base et l’enjeu de toute bonne politique étrangère. Cette indépendance doit donc être conservée à tout prix.

Il faut toujours se donner les moyens de ce que l’on veut. Dans le cas de la France, l’indépendance nécessite un effort militaire important, une protection du patrimoine économique et industriel, des choix diplomatiques libres.

Renaud Girard est, certes, très favorable à l’alliance entre la France et les États-Unis. Toute attaque contre l’un des deux pays doit amener l’autre à intervenir pour soutenir son allié. Cependant cette alliance de fond ne doit pas se transformer en une soumission de la France aux États-Unis. Grande puissance, mais moins peuplée, moins vaste, moins riche et moins puissante militairement, la France doit absolument maintenir une politique active et indépendante à l’égard de la Russie, consolider ses relations historiques avec les pays arabes et africains, soigner ses positions dans le Tiers-Monde et refuser de suivre aveuglément les États-Unis si elle veut maintenir son rang et défendre ses intérêts. Il était ainsi absolument nécessaire de critiquer les dérives de l’action militaire des États-Unis au Vietnam, comme le fit le Général de Gaulle en 1966, ou de s’opposer à la Guerre en Irak en 2003.

Une politique de soumission atlantique ne pourrait être que contre-productive. Elle amènerait la France à jouer contre ses intérêts, à perdre le prestige que son esprit d’indépendance lui a donné dans le monde et à n’être plus qu’un vassal occupant une place de second rang. La France pourrait ainsi se retrouver embarquée dans des guerres qui sont des erreurs politiques graves et qui ne correspondent pas à ses intérêts. Mais surtout, il n’y aurait rien à attendre en retour. Les États-Unis ne peuvent que traiter avec dédain une puissance qui se soumet volontairement à eux, car seules les puissances indépendantes comptent et ce sont donc les seules qui peuvent être respectées. Les États-Unis n’auraient plus à la prendre en considération une France soumise.

Une France indépendante est sur le long terme un avantage pour les États-Unis, bien plus qu’un alignement inconditionnel, car la France peut ainsi faire preuve d’esprit critique et mettre en garde les États-Unis contre certaines de leurs erreurs ou de leurs dérives et servir de médiateur entre les États-Unis et d’autres pays (ce qui ne serait pas possible si la France n’avait pas une ligne diplomatique indépendante). Une diplomatie française indépendante sert donc mieux les intérêts de la France et des États-Unis, même si elle entraîne des frictions ponctuelles. C’est qu’a prouvé Nixon en se rendant en France juste après son élection pour rencontrer le Général de Gaulle.