L’un des phénomènes géopolitiques les plus étonnants du Moyen-Orient contemporain est que le Liban a résisté à la vague monstrueuse du conflit interconfessionnel entre les sunnites et les chiites et qu’il continue à se développer. Beyrouth est redevenu une place financière de première importance, grâce à l’action énergique et rigoureuse de la Banque centrale du Liban. Les gratte-ciel y poussent comme champignons après la pluie.

Pourtant, à la charnière des deux premières décennies du nouveau millénaire, on ne donnait pas cher de l’avenir politique du seul pays réellement multiconfessionnel et démocratique du Moyen-Orient. En 2006, le pays avait été ravagé par des représailles massives de l’aviation, de l’artillerie et des brigades mécanisées israéliennes, déclenchées en riposte à une embuscade du Hezbollah (parti-milice islamique chiite du Liban, dont le parrainage iranien remonte à 1982) qui, le 12 juillet 2006, avait tué huit soldats de Tsahal sur le territoire internationalement reconnu de l’Etat hébreu. Ce coup de main avait été préparé en secret. Les autorités libanaises n’avaient pas été consultées, ni même prévenues. Le cabinet de crise israélien avait promis l’anéantissement militaire de la milice chiite. Mais comme le Hezbollah, combattant farouchement et intelligemment, avait réussi à survivre à un assaut féroce de 33 jours (jusqu’à ce qu’une trêve intervienne sous pression internationale), son secrétaire général avait proclamé une « victoire divine », qu’il allait utiliser pour avancer ses pions sur l’échiquier libanais.

Le 7 mai 2008, les miliciens armés du Hezbollah faisaient une démonstration de force à Hamra, au cœur du Beyrouth sunnite, tout en étant bloqués dans le Chouf par les combattants druzes. Le Liban était à deux doigts de plonger dans une guerre civile chiites-sunnites. La dernière (1975-1990) avait principalement opposé les phalanges chrétiennes aux unités palestiniennes soutenues par le camp « islamo-progressiste » ; elle s’était terminée par le départ des combattants palestiniens et par un accord institutionnel diminuant les pouvoirs du président de la République (toujours un chrétien maronite), en faveur du premier ministre (toujours un musulman sunnite). Grâce aux appels à la raison du leader druze Joumblatt, la confrontation du 7 mai 2008 n’avait pas dégénéré et un accord politique avait été trouvé le 25 mai à Doha, grâce à la médiation finale de l’émir du Qatar. A Doha, le Hezbollah obtenait un droit de veto de facto sur les décisions de l’Exécutif. On a beaucoup critiqué cet accord, qui autorisait formellement le Hezbollah à conserver sa milice armée (mais uniquement dans un but de « Résistance » à Israël). La réalité est qu’il consacrait politiquement la montée en puissance des chiites, devenus démographiquement la première communauté libanaise.

Il n’y eut pas de printemps arabe au Liban au début de 2011. Le pays du Cèdre avait eu le sien au début de 2005 (manifestations géantes qui avaient obtenu le départ des forces d’occupation syriennes) et il jouissait d’une pleine liberté de la presse et d’élections législatives démocratiques et transparentes. Mais il fut évidemment affecté par le début de la guerre civile en Syrie à l’été 2011. Le Liban accueille un million de déplacés syriens, ce qui est un chiffre gigantesque pour un pays de quatre millions de résidents libanais. Sur la scène politique, les débats furent houleux, avec la « mouvance du 14 mars » (chrétiens des Forces libanaises, sunnites et une partie des druzes) soutenant la rébellion, et celle du 8 mars (Hezbollah et ses alliés chrétiens et une autre partie des druzes). Mais jamais le débat ne dégénéra en lutte armée à l’intérieur, comme si les Libanais avaient été collectivement vaccinés par quinze ans de guerre civile.

Le gouvernement adopta une politique de « distanciation », soit de stricte neutralité diplomatique dans ce conflit, quand bien même près de 10000 militants du Hezbollah traversèrent la frontière, pour aller se battre aux côtés de l’armée de Bachar al-Assad.

Dans la guerre froide entre l’Arabie saoudite et l’Iran, le Liban s’est efforcé de rester neutre, et songe désormais à jouer un rôle de médiateur. Le général Michel Aoun vient d’être élu président de la République grâce aux voix du Hezbollah (avec lequel il signa un pacte en avril 2006, dans la sacristie de l’Eglise Saint-Michel de Beyrouth). Mais, par souci d’équilibre, sa première visite officielle fut pour l’Arabie saoudite.

Bien sûr, le Liban, paradis de l’initiative privée, n’est pas parfait car l’Etat y est chroniquement faible, avec des ministres otages de leurs communautés, et des services publics déficients. Mais ce pays où, tous les jeudis, 30 ministres, des chrétiens, des chiites, des sunnites et des druzes, se mettent autour d’une table, pour prendre des décisions communes, reste un magnifique exemple pour l’ensemble du Moyen-Orient.

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