Sur la forme comme sur le fond, il apparaît pour le moins surprenant d’entendre les Etats-Unis (ainsi que leurs alliés britannique et français) critiquer les actuelles frappes aériennes de la Russie en Syrie.

Sur la forme, les Russes ne font-ils pas en Syrie exactement ce que font les Américains en Afghanistan ? Le samedi 2 octobre 2015, les chasseurs-bombardiers F-15 américains ont frappé la ville de Kunduz (située au nord de l’Afghanistan, verrou de la route vers le Tadjikistan), pour venir en aide à l’armée nationale afghane, submergée par les attaques de Talibans. Au passage, dans ce qu’ils ont qualifié de « dommage collatéral », les Américains ont bombardé un hôpital tenu par Médecins sans Frontières, tuant une douzaine d’employés locaux de l’ONG française. Depuis décembre 2001, les Etats-Unis se comportent en alliés stratégiques du gouvernement central afghan prooccidental ayant succédé à l’émirat islamique du Mollah Omar. Le principal reproche que les Américains adressaient à ce dernier est qu’il avait hébergé sur son sol les camps d’entraînement d’Al-Qaïda. Quatorze ans après avoir commencé leur guerre en Afghanistan (le 7 octobre 2011), les Américains sont toujours là, à se battre contre les Talibans. Après avoir retiré il y a un an le gros de leurs troupes au sol, ils continuent à prêter main-forte au gouvernement de Kaboul, afin d’empêcher que la capitale ne retombe aux mains de ces Pachtounes obscurantistes, alliés d’Al-Qaïda, et bénéficiant du soutien logistique des services de renseignement pakistanais.

Les Russes entretiennent une coopération militaire et politique avec l’Etat baasiste laïc de Syrie depuis les années soixante. Cet Etat est aujourd’hui menacé d’être submergé par une vague islamiste, financée notamment par la Turquie et le Qatar. De même que l’Amérique a décidé que Kaboul ne retomberait pas aux mains des Talibans, la Russie a décidé que Damas, qui abrite le sanctuaire de la conversion de l’apôtre Paul au christianisme, ne tomberait pas aux mains d’Al-Qaïda. Il est déconcertant que le Département d’Etat américain ne soit pas embarrassé par un « parallélisme des formes » aussi flagrant.

Lorsqu’à l’automne 2001, l’Amérique lança sa grande « guerre au terrorisme », elle demanda son aide logistique au Kremlin. Vladimir Poutine la lui donna sans atermoyer. Pourquoi, en Occident, refusons-nous aujourd’hui d’examiner son offre d’une coalition anti-islamiste en Syrie ? Sommes-nous tétanisés face à l’idéologie wahhabite ? Avons-nous à ce point été achetés par les pétromonarchies du Golfe ?

Sur le fond, les Occidentaux reprochent aux Russes de ne pas circonscrire leurs frappes aux unités de l’Etat islamique (qui s’est rappelé à notre bon souvenir en dynamitant, le 4 octobre 2015, l’Arc de triomphe gréco-romain de Palmyre, classé au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco). Il est vrai que les Russes ont jusqu’à présent concentré leurs frappes sur les unités de l’ « Armée de la Conquête », qui est la deuxième composante militaire sérieuse de la rébellion syrienne. Constituée le 24 mars 2015, cette coalition de groupes islamistes armés s’est emparée de la ville stratégique d’Idlib (nord-ouest de la Syrie), le 28 mars. Jouissant du soutien logistique de la Turquie, l’Armée de la Conquête menace aujourd’hui de submerger le pays alaouite et de prendre la capitale. Les deux principaux groupes qui la constituent sont le Front al-Nosra et Ahrar al-Sham (« Libres au pays du Sham »). Le premier a pris, fin 2013, le nom de al-Qaïda fi Bilad ash-Sham (« al-Qaïda au pays du Sham) et a fait allégeance à l’organisation de feu Oussama Ben Laden. Le second est un mouvement salafiste ordinaire. Tous les deux ont déclaré que quand ils prendront Damas, ils appliqueront immédiatement la charia. Déjà les Damascènes avaient-ils été privés de liberté politique par le Baas. Voulons-nous aussi les priver de liberté religieuse ?

Les Occidentaux redoutent-ils que l’armée russe bombarde leurs amis « modérés » de l’ « Armée syrienne libre » ? Cette dernière n’est hélas, sur le terrain, qu’une chimère. Dans l’histoire de la guerre civile syrienne, qui a maintenant quatre ans, c’est une entité qui a compté médiatiquement, mais jamais militairement.

Ne recommençons pas l’erreur que nous avons faite en 1975, en laissant Phnom Penh (certes dirigée par le régime autoritaire et corrompu du général Lon Nol) tomber aux mains des Khmers Rouges. La chute de Damas aux mains d’Al Qaïda signifierait le massacre immédiat de tous les Alaouites (pour « apostasie ») et, si nous avons de la chance, l’expulsion de tous les chrétiens vers le Liban.
Au pouvoir depuis 2000, Bachar al-Assad a-t-il gravement échoué à unifier son pays? La réponse est évidemment oui. Mais ce n’est pas une raison pour ouvrir les portes de Damas à la barbarie islamiste.

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