Bien qu’il soit d’une évidente nécessité pour la région, le multilatéralisme vient de connaître un nouveau recul au Moyen-Orient. Dans le Golfe Persique, les six monarchies sunnites occupant sa rive occidentale coopéraient étroitement dans une organisation politico-économique appelée Conseil de coopération du Golfe (CCG) et ayant son siège au Bahreïn. Il avait été créé en 1981 par des émirs soucieux de serrer les rangs face au vent révolutionnaire soufflant depuis la rive orientale du Golfe, c’est-à-dire depuis l’Iran des Pasdarans et de l’ayatollah Khomeiny.

Le CCG est aujourd’hui quasiment mort. Le lundi 5 juin 2017, trois de ses membres ont décidé de rompre toutes leurs relations – diplomatiques, consulaires, commerciales, aériennes – avec un quatrième. L’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, bientôt suivis par le Bahreïn et l’Egypte, sont entrés dans une brouille profonde à l’égard du Qatar, lui reprochant son soutien aux Frères Musulmans et aux organisations djihadistes clandestines. Dans ses tweets, le président américain Trump a repris à son compte une partie de ces accusations. Le petit et très riche émirat gazier (un million et demi d’habitants, dont 250000 sujets qataris) a rejeté ces accusations, les qualifiant de « totalement injustifiées » et a demandé la protection de son allié turc, qui a aussitôt envoyé 3000 soldats dans la presqu’île. En contradiction avec la Maison Blanche, le Pentagone a souligné « le rôle positif du Qatar dans la stabilisation » de la région : l’armée américaine y dispose d’une base de 11000 hommes, d’où partent ses raids aériens contre l’Etat islamique. Dans cette querelle, le Koweït est resté neutre et a proposé sa médiation. Le sultanat d’Oman est resté silencieux. Cela ne veut pas dire qu’il ne fera rien, car le vieux sultan Qabous est un maître de la diplomatie secrète (c’est lui qui avait arrangé les premières conversations directes entre Américains et Iraniens à partir de 2010, facilitant ainsi la progression de la négociation nucléaire, qui aboutira à l’accord historique du 14 juillet 2015).

Par son blocus terrestre, l’Arabie saoudite n’est-elle pas en train de mener une politique contraire à ses intérêts, car propre à jeter les Qataris dans les bras des Iraniens (avec lesquels ils partagent déjà un immense champ gazier) ? Même si l’on ne va pas jusque-là, ne risque-t-on pas d’assister à la création d’un troisième axe au Moyen-Orient (Turquie-Qatar-Hamas, sur une idéologie commune Frères musulmans), qui s’ajouterait aux deux grands axes déjà bien consolidés, l’axe irano-chiite (Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth), et l’axe américano-sunnite (Washington-Jérusalem-Le Caire-Amman-Riad-Abou Dhabi) ?

Le Qatar explique que ses voisins sont jaloux du poids qu’il a gagné internationalement grâce à une diplomatie audacieuse (exemple : accords de paix de Doha sur le Liban du 25 mai 2008, alors que les précédents, en octobre 1989, s’étaient faits à Taëf, en Arabie saoudite) et grâce à l’immense succès de sa chaîne satellitaire Al Jazeera. Le Qatar dit qu’il combat le terrorisme mais il s’enorgueillit d’être un hub diplomatique, recevant chez lui le chef du Hamas, des responsables des Frères musulmans chassés d’Egypte, ou même un bureau des Talibans afghans (cela à la demande des Américains).

Emmanuel Macron, qui a reçu le 21 juin 2017 à l’Elysée le prince héritier des Emirats arabes unis (pays avec lequel la France a un accord de défense), a raison de s’emparer du dossier. La France est respectée dans la région et jouit de bonnes relations avec le Qatar et avec l’Arabie saoudite. Le président français aurait tort de descendre dans l’examen des arguties de la querelle, car il peut la transcender par un projet beaucoup plus ambitieux. Puisque tous ces Etats (y compris le Qatar) se défendent de financer le djihadisme, pourquoi ne pas créer, au sein du CCG, une agence soumise à l’autorité du Secrétaire général de l’Onu, qui traquerait les déviances islamistes, et dont les arrêts auraient force de loi ?

Il est grand temps que toutes ces pétromonarchies, qui se disent amies de l’Occident, se prononcent ensemble publiquement sur un certain nombre de sujets. Quelle est leur conception de l’islam ? Du droit des femmes ? Sont-elles prêtes à contenir la religion à la sphère privée ? A accorder à leurs sujets la liberté de conscience ? A propager l’esprit de tolérance ? A respecter les autres religions et la libre pensée ? Sont-elles prêtes à moderniser leurs prêches du vendredi et leurs manuels scolaires ? A ne financer de par le monde que les tenants d’un islam tolérant et pacifique ?
D’un mal peut toujours sortir un bien. Si la France parvenait à transcender cette zizanie par un mouvement de « Grande clarification » de l’islam régional, elle ménagerait à la fois ses intérêts à long terme et ceux de ses amis du Golfe Persique.

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