Au pouvoir continûment depuis 2002, vainqueur, comme premier ministre ou comme président, de six élections générales au suffrage universel, Recep Tayyep Erdogan est l’homme politique le plus important qu’ait connu la Turquie depuis la mort d’Atatürk. Le legs de Mustafa Kemal, tout le monde le connaît. Idéologiquement, il a modernisé sa société, en imposant une séparation totale entre le temporel et le spirituel et en renvoyant à la sphère privée la pratique de la religion. En politique intérieure, il a construit un Etat fort respecté à la fois par la majorité sunnite et par les minorités alévies ou kurdes. En politique étrangère, il a dessiné une neutralité qui évitera à la Turquie les misères de la Seconde guerre mondiale et affiché une souveraine indifférence à l’égard du monde arabo-musulman.

Que compte laisser à son pays le nouveau sultan Erdogan ? Idéologiquement, c’est un Frère musulman. C’est-à-dire qu’il respecte la souveraineté de la nation et qu’il croit à la valeur de l’action politique. Mais qu’en son for intérieur il pense que la loi des hommes ne sera jamais supérieure à la loi de Dieu, et que donc toute législation doit se conformer à la charia. Lors d’un passage qu’il fit à Paris en octobre 2014, je lui ai posé la question de savoir si l’islam devait se réformer, comme le christianisme s’était réformé en Europe au 16ème siècle. Il m’a répondu, très nettement : « Non, Monsieur, l’islam n’a pas besoin de la moindre réforme ! ». L’idéologie des Frères musulmans a 88 ans. Où a-t-elle produit le moindre succès concret pour les masses musulmanes à travers la planète ?

En politique intérieure, il a privilégié un modèle autoritaire et présidentialiste par rapport au régime parlementaire, qu’il avait pourtant fort bien su gérer dans la première décennie du millénaire. Sa dérive personnelle est telle qu’il vient d’être lâché par Ahmed Davutoglu, l’un de ses plus fidèles compagnons d’armes, qui fut d’abord son ministre des affaires étrangères, puis son premier ministre.
Fait beaucoup plus lourd encore de conséquences, Erdogan a foulé aux pieds les impératifs de la concorde populaire, pour se jeter dans les délices empoisonnés du nationalisme. Cette nouvelle ligne l’a amené à rompre, sans nécessité, la trêve qu’il avait conclue lui-même avec les Kurdes du PKK en 2013.

Les membres de la minorité alévie – courant très libéral et hétérodoxe de l’islam représentant 15% de la population – l’accusent d’avoir ourdi contre eux un plan machiavélique : faire venir dans leurs territoires du Sud-Est du pays des dizaines de milliers de militants arabes sunnites islamistes en provenance de Syrie. Aux yeux de son opposition laïque, Erdogan a mis en place une stratégie de vases communicants : faire partie les Kurdes et les Alévis en Europe (grâce à l’assouplissement des visas arraché à Mme Merkel), pour remplacer ces turbulents citoyens hostiles à sa vision islamiste de la politique, par des arabes sunnites idéologiquement en phase avec lui.
Si cette stratégie se confirmait, cela serait encore beaucoup plus grave que les atteintes systématiques du régime contre les libertés publiques (journalistes enfermés, procès tronqués, fonction publique intimidée, etc.).

En politique étrangère, Erdogan, a été saisi d’hubris. Il se comporte en nouveau sultan de l’ensemble du monde sunnite. Mardi 10 mai 2016, il a rappelé son ambassadeur au Bangladesh, pour s’insurger contre l’exécution de Motiur Rahman Nizami, leader du parti islamiste Jamaat-e-Islami, pendu la veille.
Comment justifier une telle réaction de la part de la Turquie, face à un événement qui ne la concerne pas le moins du monde, survenu dans un petit pays asiatique souverain, qui n’a jamais fait partie de l’Empire ottoman, où la population n’est pas turcophone, éloigné de la Turquie de quelque 5 000 kilomètres ?
Nostalgique de l’ère ottomane, Erdogan rêve d’une Turquie qui serait l’Etat-phare du monde musulman.
Cette volonté a fait évoluer sa politique étrangère. De 2002 à 2010, la Turquie avait adopté la ligne du « zéro problème avec les voisins », entretenant les meilleures relations avec la Syrie, l’Iran et la Russie. Mais les « printemps arabes » de 2011 ont fait perdre tout sens de la mesure à Erdogan et l’ont amené à préférer une politique aventureuse, soutenant systématiquement les islamistes dans les pays musulmans, en Egypte, en Tunisie, en Libye, en Syrie. Cette politique a été un échec. Les islamistes n’ont pu garder le pouvoir nulle part.

Dans ses négociations avec la Turquie sur la question des migrants, l’UE se devrait de garder la tête froide. Pourquoi céderions-nous au racket d’Erdogan, alors que ce dernier mène une politique intérieure et extérieure suicidaire ? En raison de la situation économique de son pays, le sultan a plus besoin de nous que nous n’avons besoin de lui. Sa force est de nous faire croire l’inverse.

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