On avait d’abord pensé à une Blitzkrieg. Puis à une « mission accomplie » en moins d’un an. Puis à une guerre de sept ans. On est aujourd’hui obligé de constater qu’est loin d’être finie la contre-offensive de l’Amérique contre l’islamisme sunnite, qui l’avait spectaculairement frappée, chez elle, le 11 septembre 2001. On songe maintenant – surtout pour sa durée, sa complexité et son nombre important d’acteurs – à une guerre de trente ans. Mais on sait déjà qu’il y a peu de chance qu’elle s’arrête sur un traité de Westphalie ; on espère plutôt une extinction par épuisement des combattants.
A son arrivée aux affaires en 2009, le président Obama crut qu’il allait pouvoir conclure rapidement les guerres commencées par son prédécesseur en Afghanistan (octobre 2001) et en Irak (mars 2003). Personnalité jeune et brillante, mais peu expérimentée en matière internationale, Barack Obama ne savait pas qu’un conflit asymétrique était beaucoup plus difficile à terminer qu’une guerre classique. Sur le théâtre du grand Moyen-Orient, les circonstances l’ont empêché d’achever à 100% sa stratégie de retrait (strategic retrenchmenten anglais). Il y guerroie toujours, en Irak et en Syrie, contre l’Etat islamique, avec son aviation et ses forces spéciales. Obama, qui avait promis un retrait complet d’Afghanistan pour décembre 2014, n’a pas eu d’autre choix, face à la virulence des Talibans, que de maintenir sur place 10000 hommes et les chasseurs-bombardiers de l’US Air Force.
Les erreurs stratégiques des élites de Washington (en Irak, le retrait précipité de 2010 est une erreur aussi grave que l’inutile invasion de 2003), suffisent-elles à expliquer cet embourbement américain en terre d’islam ? Non. Les Etats-Unis ont été sournoisement trahis par trois de leurs plus vieux alliés militaires dans le monde musulman sunnite : le Pakistan, l’Arabie saoudite, la Turquie.
En 1955, pour contrebalancer une Inde socialiste à qui les Russes faisaient les yeux doux, les Etats-Unis ont misé sur une alliance avec son rival historique, faisant adhérer le Pakistan au pacte de Bagdad. Cette alliance a été renforcée dans les années 1980, par la nécessité de contrer les Soviétiques qui avaient envahi l’Afghanistan voisin. Les Américains commirent alors l’erreur de sous-traiter à l’ISI (le tout-puissant service de renseignement militaire pakistanais) la livraison de leurs armes destinées aux résistants afghans. Le dictateur alors au pouvoir à Islamabad, le général Zia Ul Aq, était un islamiste : il favorisa systématiquement les moudjahidine les plus radicaux, à l’idéologie la plus anti-occidentale. Enfants de l’ISI, les talibans afghans allèrent jusqu’à accueillir Oussama Ben Laden, même après que ce dernier eut, en 1998, déclaré la guerre « aux Juifs et aux Croisés ». Après les attentats du 11 septembre 2001, les Pakistanais jouèrent un double jeu : ils ouvrirent leurs infrastructures à l’armée américaine, tout en laissant les talibans en déroute se replier dans leurs zones tribales, qui fonctionnèrent dès lors comme autant de sanctuaires. Un grand principe de politique étrangère émerge de cette expérience : ne jamais sous-traiter sa gestion d’un Etat à un autre Etat. Chaque Etat sert ses intérêts propres. Si vous sous-traitez votre politique à un autre Etat, ce sont ses intérêts qu’il servira et non les vôtres. Les Etats-Unis ont péché par ethnocentrisme en pensant que leur allié pakistanais partageait leurs valeurs et leurs intérêts. Mais là où les Etats-Unis se préoccupaient de terrorisme, Islamabad était obnubilé par son voisin indien et cherchait à s’appuyer sur les tribus pachtounes, vivant de part et d’autre de la Ligne Durand (la frontière pakistano-afghane), pour renforcer son contrôle sur l’Afghanistan, afin de s’en faire un hinterland qui augmenterait sa profondeur stratégique face à l’ennemi de New Delhi. Alors que l’Amérique voit dans les talibans des ennemis des valeurs universelles, le Pakistan les considère comme des partenaires, certes turbulents, mais potentiellement utiles.
Toutes choses égales par ailleurs, la Turquie d’Erdogan a joué le même jeu dangereux. Elle a aidé clandestinement l’Etat islamique car elle partageait deux ennemis avec lui : le régime baasiste à Damas et les Kurdes laïcs du PYD au nord de la Syrie. Leçon : ne pas fermer les yeux quand un allié change d’idéologie. Avoir cru croire qu’Erdogan était un conservateur-religieux du même cru qu’un Adenauer ou qu’un Gasperi fut d’une naïveté confondante.
Le cas saoudien nous donne notre troisième leçon en matière de diplomatie des alliances : jamais de politique de blanc-seing. Le pacte du Quincy (février 1945) donnait à la monarchie wahhabite la protection des Etats-Unis, avec une garantie de non-ingérence dans ses affaires internes. Les religieux saoudiens ont profité de cette stabilité américaine pour exporter dans le monde entier une idéologie salafiste, foncièrement antagonique des valeurs américaines…