Lorsqu’on écoute les nouvelles sur une grande chaîne internationale, plus de la moitié d’entre elles évoquent cette forme ancestrale du rapport entre groupes humains, qui s’appelle la guerre. Si l’on prend l’exemple du seul lundi 2 novembre 2015, on a parlé de trois guerres différentes : celle entre l’Etat islamique et la Russie; celle des chebab somaliens contre le gouvernement de Mogadiscio; celle du président turc Erdogan contre les autonomistes kurdes radicaux du PKK.
Le but de la guerre n’a pas changé depuis sa description, il y a 2400 ans, par l’historien grec Thucydide, dans sa Guerre du Péloponnèse. Il s’agit pour un groupe humain (qui a pris, souvent mais pas toujours, la forme d’un Etat) d’imposer son hégémonie à un autre. Hégémonie politique, économique ou culturelle.
Dans sa nature, sinon dans son volume, cet affrontement suicide entre Athènes et Sparte, qui épuisa les forces des deux cités-Etats et permit en Méditerranée orientale l’avènement hégémonique de la monarchie macédonienne, n’est pas très différent de la première guerre mondiale, qui vit le suicide des puissances européennes, ouvrant à terme la voie à l’hégémonie américaine sur l’Occident.
Depuis le traité de Versailles de 1919, dont les signataires espérèrent avec sincérité (mais en vain) bannir une fois pour toutes le recours clauswitzien à la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens, la guerre a muté, multipliant ses visages, tous marqués par les stigmates de l’Histoire. Dans notre monde d’aujourd’hui, j’en vois sept.
Le premier est celui de l’impérialisme. Les Etats militairement forts aspirent mécaniquement à prolonger leur puissance par un empire. L’invasion américaine de l’Irak de 2003 résulte du désir des néoconservateurs d’asseoir leur hégémonie au Moyen-Orient, en « finissant le job » de la guerre déjà gagnée en 1991. La guerre hybride lancée par Poutine au Donbass à l’été 2014 obéit au même motif impérial : empêcher la sortie de l’Ukraine d’une influence russe plus ancienne que le règne de Pierre le Grand.
Ayant renoncé aux expéditions coloniales à la fin des années1950, les Occidentaux ont depuis inventé la guerre d’ingérence, pour «protéger » les populations civiles. C’est une guerre coloniale à moitié. On fait tomber un dictateur, comme en Libye, puis on s’en va, car on ne sait pas par quoi le remplacer. A la fin, le prix à payer est souvent supérieur pour les « protégés » que pour les «protecteurs ».
L’Amérique a compris qu’on n’avait pas toujours besoin de faire couler le sang pour construire une hégémonie. La contrainte par le droit et la guerre économique suffit. En 2000, l’Union européenne apparut à l’Amérique comme un rival très sérieux, lui parlant d’égal à égal. Aujourd’hui, étalant ses faiblesses, l’UE n’est plus capable de résister aux normes financières et juridiques venues d’outre-Atlantique. Les grandes entreprises européennes n’ont désormais plus qu’une obsession : bien appliquer le droit américain.
Il y a aussi la guerre froide, où l’on ne se tue pas, où l’on ne se parle pas, où l’on ne se combat que par vassaux interposés. Ce fut le cas dans les années 1950-1980 entre l’Amérique et la Russie. Aujourd’hui, malgré les sanctions dues à l’affaire ukrainienne, les deux puissances se parlent sans arrêt. Il y a en revanche actuellement une vraie guerre froide entre l’Arabie saoudite et l’Iran, pour l’hégémonie sur le Golfe Persique et la péninsule arabique.
A notre époque, les guerres les plus sanglantes sont civiles : l’ennemi lointain n’est jamais aussi détesté que l’ennemi proche. Elles ont deux visages : l’ethnique et le religieux. Au sud-Soudan, une guerre atroce oppose les Dinkas et les Nuers pour le contrôle du tout jeune Etat. C’est un conflit anachronique, dans une Afrique ayant surmonté le tribalisme.
Tout aussi anachronique est le fanatisme religieux des groupes islamistes opérant au Sahel, au Nigéria, au Levant, dans le Golfe, ou dans la Corne de l’Afrique. Face à la logique des Etats constitués, leur rêve d’un retour au califat du 7ème siècle n’a aucune chance de se réaliser.
Le septième visage de la guerre moderne est un visage masqué. C’est celui de la guerre qu’on ne se fait pas, par peur de destruction mutuelle assurée : la guerre nucléaire. Mais la possession de l’arme atomique peut tout changer dans les rapports de force entre Etats, comme l’a montré le dossier nucléaire iranien.
Mais le visage de la guerre classique entre Etats s’est estompé. Elle aurait pu ressurgir en Asie du sud-est, comme conséquence de l’expansionnisme maritime chinois. Or le sommet fructueux de Séoul du 2 novembre 2015, entre les leaders du Japon, de Chine et de Corée, comme la visite du président chinois Xi Jinping à Hanoï du 5 et 6 novembre, en éloignent la perspective. Heureusement car, depuis le XXème siècle, les conflits entre Etats de puissance comparable sont des guerres totales – les plus meurtrières.
A regarder la télévision, nous nous croyons entourés de guerres, sans savourer le plaisir de vivre dans un monde en réalité dominé par la paix.