Le président turc Recep Erdogan a été gratifié, dimanche 18 octobre 2015, d’un cadeau inespéré. Alors qu’il a convoqué, pour le 1er novembre, des élections législatives anticipées dans l’espoir de corriger en sa faveur le scrutin de juin 7 juin 2015 (où sa formation islamo-conservatrice, l’AKP, parti de la justice et du développement, a perdu la majorité absolue qu’il détenait au Parlement depuis 2002), ce puissant chef néo-ottoman a reçu, sur ses terres à Istanbul, la visite d’Angela Merkel.

M. Erdogan, qui souhaiterait changer la Constitution turque afin d’accroître ses prérogatives, n’a jamais été autant décrié chez lui. On lui reproche ses dérives autocratiques et la corruption de son entourage. Le régime d’Erdogan bafoue pêle-mêle la liberté de la presse, la liberté d’association (persécutions contre le parti pour la démocratie des peuples HDP, pro-kurde, de centre-gauche, 13% des voix aux élections de juin), la neutralité politique de la haute fonction publique et le vieil attachement kémaliste à la laïcité. Sans nécessité, il a relancé, après trois ans de trêve, les opérations militaires contre les autonomistes kurdes du PKK, risquant de plonger le pays dans la guerre civile. Sans nécessité, il a engagé la Turquie dans le conflit syrien, en armant, soignant et finançant les djihadistes de tous bords.

Les Européens ont également quelques griefs contre le tout-puissant président Erdogan. Depuis 2002, ils lui reprochent de ne pas vouloir reconnaître le génocide des Arméniens, commis en 1915 par le régime des Jeunes-Turcs, et de bloquer le retour à la souveraineté du gouvernement chypriote sur l’intégralité de l’île (dont le nord a été saisi par l’armée tuque à l’été 1974). Depuis peu, ils lui reprochent d’encourager en douce le passage des migrants clandestins depuis le territoire turc vers celui de l’Union européenne. Les forces de sécurité turques soumettent aujourd’hui des villes entières d’Anatolie orientale au couvre-feu le plus strict. Personne ne nous fera croire qu’elles ne sont pas capables de sécuriser les côtes d’Asie mineure faisant face aux îles grecques et d’empêcher ainsi le trafic maritime des êtres humains.

Malgré tout cela, la chancelière allemande a décidé de faire ce somptueux cadeau électoral au président Erdogan et à son fidèle serviteur le premier ministre Ahmet Davutoglu. Comment les électeurs turcs ne se sentiraient-ils pas encouragés à voter pour l’AKP, quand ses fondateurs reçoivent, chez eux en Turquie, une Mme Merkel que la presse américaine qualifie de « femme la plus puissante du monde » et de « leader incontesté de l’Europe » ?
Mme Merkel a toujours été une politicienne naviguant à vue. Elle ne connaît que le court terme. Dans la discipline du surf sur la vague de l’opinion publique, c’est une athlète. En proclamant haut et fort, après parution de la photo terrible d’un garçonnet mort noyé sur une plage turque, que l’Allemagne avait les moyens d’accueillir chez elle 800000 réfugiés, elle a accédé au statut de sainte et de nobélisable. Mais elle a aussi créé un formidable appel d’air en direction du Moyen-Orient et de l’Asie centrale, qu’elle ne parvient plus à contrôler. Sa popularité chute au sein de son parti chrétien-démocrate, dont la vocation n’a jamais été d’accroître l’islamisation de l’Europe. Elle se précipite donc en Turquie, pour tenter d’obtenir d’Erdogan et de Davutoglu qu’ils maintiennent chez eux les migrants moyen-orientaux, soit de gré, en les intégrant dans la société turque (qui a l’avantage d’être musulmane comme la très grande majorité d’entre eux), soit de force, en contrôlant mieux les frontières du territoire turc. Elle vient défendre le plan arrêté au Sommet européen du 15 octobre 2015, qui souhaiterait voir les Turcs ouvrir des camps de rétention, où serait fait le tri entre réfugiés politiques et économiques. Elle est dans la position inconfortable de la dame qui a montré son bon cœur au monde entier, mais qui en découvre soudain toutes les conséquences pratiques.

Le leader turc a eu pour Mme Merkel le regard du renard rassasié face à une oie blanche, rencontrée par hasard, perdue à l’orée de la forêt. Il lui a d’abord dit qu’il n’était nullement pressé d’aboutir à un accord. Il a ensuite calmement mis ses exigences sur la table : trois milliards d’argent frais issu du budget de l’UE ; réouverture immédiate du processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ; accès sans visa au territoire européen pour les 80 millions de citoyens turcs d’ici l’été 2016. En échange de quoi, la Turquie accepterait de reprendre les hypothétiques refoulés du droit d’asile européen. Un marché de dupes. A la différence de la tacticienne Merkel, Erdogan et Davutoglu sont des stratèges. Ils voient loin. Ils se sont aperçus que l’Union européenne était actuellement un grand hôtel mal géré, dont on pouvait abuser sans difficulté. Ils en profitent. De leur point de vue, ils ont parfaitement raison.

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