La Turquie est-elle en train de redevenir, comme elle le fut au 19ème siècle, l’ « homme malade de l’Europe » ?
Le coup d’Etat militaire manqué du 15 juillet 2016 représente une nouvelle montée de fièvre, au sein d’une nation qui semble bien avoir perdu l’unité qu’avait su lui donner, jadis, Mustapha Kémal.
Même l’ « Etat profond », n’est plus ce bloc homogène que fréquentaient naguère les chancelleries occidentales. Depuis une quinzaine d’années, deux réseaux islamistes concurrents ont creusé des sapes dans cette forteresse qu’avait reconstruite Atatürk après le désastre de la défaite ottomane de 1918. Ces deux réseaux sont différents sur la forme, mais pas sur le fond. Le premier est celui de la Confrérie de Fethullah Gülen, qui est secrète et élitiste – une sorte de franc-maçonnerie islamique entretenant ses propres écoles, ses propres pépinières de futurs talents. Le second est transparent et populaire : c’est l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) de Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2002. Dans toute la première décennie du 21ème siècle, ces deux réseaux ont fait cause commune pour détruire ce qui restait d’idéologie kémaliste laïque dans l’Etat. Le premier a choisi l’infiltration discrète de la haute administration et de l’armée. Le second a opté pour une prise de pouvoir par le biais du suffrage universel. Au début de la deuxième décennie du 21ème siècle, les deux réseaux marchaient encore la main dans la main. La multiplication des écoles de Fethullah Gülen dans le monde arabo-musulman s’accordait avec les ambitions néo-ottomanes de la diplomatie d’Erdogan. Sur le plan intérieur, l’effort combiné des deux réseaux avait réussi à marginaliser leur ennemi commun : l’establishment kémaliste, qu’il soit civil ou militaire. Mais, à partir de 2011, les deux réseaux islamiques sont petit à petit entrés dans une classique lutte de pouvoir. Les « printemps arabes » ont constitué l’événement déclencheur. Saisi d’hubris par l’influence qu’il pensait avoir sur l’ensemble des sociétés musulmanes prises de fièvre démocratique, le nouveau sultan a cessé de témoigner toute considération à la riche Confrérie. Quand elle a tenté de faire pression sur lui, Erdogan a entrepris de la détruire, un peu comme Philippe le Bel élimina en 1307 l’Ordre des Templiers, devenu un Etat dans l’Etat.
Le président Erdogan a publiquement accusé Fethullah Gülen – qui réside en Pennsylvanie depuis 1999 – d’avoir ourdi le coup d’Etat militaire du 15 juillet. Il a officiellement demandé aux Etats-Unis de l’extrader vers la Turquie. Dans ce putsch avorté, deux choses frappent : l’amateurisme des unités putschistes, le professionnalisme de la communication d’Erdogan. A aucun moment, le président n’a semblé pris au dépourvu. La répression annoncée par le gouvernement d’Ankara porte sur un périmètre bien plus vaste que celui de l’insurrection militaire. On découvre qu’une liste était prête, pour arrêter plus de deux mille juges… Il s’agit en fait d’une immense purge de tous les éléments de l’administration soupçonnés de sympathie pour la Confrérie de Gülen. Il est vraisemblable que les officiers putschistes ont déclenché leur opération par peur d’être prochainement arrêtés pour gülenisme. Bref, un Thermidor qui aurait échoué…
En fin politique, Erdogan se présente en défenseur du suffrage universel et de l’Etat de droit. Mais il sait qu’il tient là une occasion rêvée pour achever son projet d’un régime présidentiel autoritaire, avec lui à sa tête. L’échec des printemps arabes l’a conduit à changer de stratégie. Ayant renoncé à son internationalisme, il s’attache désormais à ce que son modèle Frères Musulmans réussisse avant tout en Turquie. C’est l’islamisme dans un seul pays, à la manière dont Staline avait préconisé le communisme dans un seul pays. Voilà pourquoi il s’est réconcilié récemment avec les deux puissances dont il redoute le plus les services secrets : la Russie et Israël. Il a même préconisé une « normalisation » avec Damas, lui qui avait tant aidé les rébellions islamistes de 2012 à 2015.
Erdogan est un homme qui veut orientaliser la Turquie avec des instruments empruntés à l’Occident (le culte de la « démocratie », l’omniprésence médiatique, l’armée grande muette). Il est le chéri des masses anatoliennes. Mais la Turquie a un grand problème : son élite stambouliote, intellectuelle, commerciale ou administrative, est profondément occidentalisée et refuse cette islamisation rampante.
Dépourvue d’homogénéité sociale, la Turquie souffre de surcroît de profondes divisions ethniques, qu’Erdogan a considérablement accrues, par la brutalité naturelle de son comportement. Les Alévis et les Kurdes se sentent rejetés comme citoyens de seconde zone.
L’Occident ne peut hélas plus compter sur la Turquie, nouvel homme malade de l’Europe, pour être son verrou face à l’Orient embrasé. C’est préoccupant, car il n’en a guère d’autre à disposition immédiate…