En géopolitique, le début de l’été 2016 aura été marqué par le double et spectaculaire revirement de la diplomatie turque. Le tout-puissant président Erdogan a réussi un coup de maître, en se réconciliant à la fois avec la Russie et avec Israël.
Dégrisé idéologiquement après avoir cru fiévreusement à une prise du pouvoir par ses amis Frères musulmans dans l’ensemble du monde islamique, Erdogan a senti qu’accumuler les ennemis puissants au Moyen-Orient mettrait en danger de mort ses ambitions néo-ottomanes dans la région. Avec pragmatisme, il a pris acte du retour stratégique réussi de la Russie.
On peut diviser la politique étrangère du président Erdogan en quatre temps. De 2002 à 2011, Ankara a mené une politique étrangère réaliste et modérée : alliance avec l’Occident (avec l’envoi d’un fort contingent en Afghanistan), opposition à la Guerre en Irak, volonté d’entretenir de bonnes relations avec tous les pays. De 2011 à 2014, pensant pouvoir jouer une carte avec les Printemps arabes, Erdogan a abandonné cette modération initiale et a soutenu systématiquement les révolutions arabes et les Frères Musulmans. Cette politique a échoué puisque les Frères Musulmans n’ont pu s’imposer nulle part et a valu à la Turquie l’hostilité de beaucoup de pays, à commencer par l’Arabie Saoudite, très hostile à la confrérie. En 2015, il s’est violemment opposé à la Russie et a tenté de sortir de son isolement en constituant un bloc sunnite avec l’Arabie Saoudite, ce que l’échec des Frères Musulmans rendait possible puisque la question de leur soutien ne se posait plus.
Depuis le départ du Premier Ministre Ahmet Davutoglu, un quatrième temps s’est ouvert, fondé sur une réconciliation avec la Russie et avec Israël. Erdogan a présenté ses excuses à Poutine pour l’avion russe abattu le 24 novembre 2015. Immédiatement, le Président russe a levé les sanctions contre la Turquie. Cette réconciliation a été rendue possible par le fait qu’Erdogan tienne sa majorité et n’ait plus besoin sur la scène intérieure des « loups gris » du MHP de Devlet Bahcelli, parti ultra-nationaliste, très hostile à la Russie, et dont l’un des membres, parti combattre au nom du nationalisme pan-turc aux côtés de la minorité turkmène de Syrie, avait été le bourreau du pilote de l’avion abattu. C’est cette réconciliation avec la Russie qu’ont voulu faire payer à Erdogan les kamikazes (issus des différentes communautés musulmanes de l’ex-sphère soviétique) de l’attentat de l’aérogare d’Istanbul, du mardi 28 juin 2016. S’il n’a pas été revendiqué, c’est parce que cet attentat ne s’adressait pas à la population turque mais était un avertissement à l’adresse d’Ankara. Erdogan peut ainsi voir que l’Etat islamique, dont il avait si généreusement soutenu le développement par haine du baasisme syrien, s’est retournée contre lui.
En ce qui concerne la question kurde, Erdogan va jouer la carte des kurdes irakiens de son allié Massoud Barzani contre les kurdes turcs et syriens. Avec l’Iran, il maintient la neutralité qui prévaut entre Turcs et Perses depuis le traité de Zuhab (1639). Envers Israël, Erdogan a carrément opté pour la politique de la main tendue. Comme au Moyen-Orient il est toujours crucial de sauver la face, les Israéliens ont accepté qu’un bateau turc, le Lady Leyla, quitte le port de Mersin vendredi 1er juillet 2016 pour atteindre celui d’Ashdod en Israël, afin d’y débarquer 10 000 tonnes d’aide humanitaire à destination de la bande de Gaza. Ainsi est effacé l’affront de l’abordage en mai 2010, par des commandos israéliens, dans les eaux internationales, de la flotille turque « humanitaire » Mavi Marmara, qui cinglait directement vers le rivage de ce territoire palestinien contrôlé par les Frères musulmans du Hamas, mais hermétiquement fermé par Tsahal.
Comme la nature a horreur du vide (même en géopolitique), la Russie est venue occuper l’espace moyen-oriental abandonné par les Etats-Unis. Alors que les Saoudiens poursuivent depuis 50 ans le rêve de l’évincer de la région, la Russie a su s’y rendre incontournable en sauvant son allié Bachar el-Assad. La Russie est l’allié de l’Iran, de l’Irak, de la Syrie baasiste et du Hezbollah libanais, mais aussi de l’Egypte du Président Sissi. Elle entretient d’excellentes relations avec la Jordanie, les Palestiniens et Israël et est respectée de son adversaire saoudien.
Une Egypte à nouveau aux mains des militaires depuis trois ans, une démocratie qui n’a progressé nulle part (sauf un peu en Tunisie), un terrorisme islamiste sunnite qui se déchaîne, des Frères Musulmans qui ne sont au pouvoir nulle part et une Turquie, principale soutien des révolutions arabes avec le Qatar, qui se réconcilie avec l’Arabie Saoudite et la Russie, principaux opposants à ces révolutions : la nouvelle donne au Moyen-Orient nous montre que la page des Printemps arabes, ouverte en 2011, est définitivement close.