A la fin de la seconde guerre mondiale, l’Oncle Sam émerge comme le mâle stratégique dominant. C’est un « womaniser », qui aime entretenir et courtiser plusieurs femmes et maîtresses en même temps. A Yalta, le patricien américain avait publiquement délaissé sa vieille épouse britannique, si bien élevée, pour une belle Russe au caractère de Cosaque. A San Francisco, au sein du Conseil de sécurité de l’Onu, il place auprès de lui ses vieilles épouses France et Grande-Bretagne, à qui il n’a plus l’intention de donner d’importance ; il installe sa maîtresse Russie, avec qui il commence déjà un peu à se disputer ; il donne un siège permanent à la Chine, car il faut bien que l’autre monde soit représenté.
Ce ménage à trois ne marchera jamais, car la Chine est virée de la maison en 1949, pour s’être donnée à Mao. En 1956, lors de l’affaire de Suez, il rappelle sèchement à ses deux vieilles épouses occidentales qu’elles n’ont plus voix au chapitre, les renvoie à la cuisine, ne gardant au salon que la belle Russe, qui ne cesse de le narguer, qui envoie un homme dans l’espace avant lui, et avec laquelle il poursuit un dialogue orageux (Budapest 1956, Berlin 1959 et 1961, Cuba 1962, Prague 1968, etc.), mais d’égal à égal. En 1969, une dispute terrible surgit entre les deux sœurs asiatiques, au point que Russie est à deux doigts de vouloir infliger à Chine une gifle nucléaire (mars- septembre 1969, conflit frontalier sino-soviétique sur l’Oussouri). L’Américain intervient pour retenir la main de Russie. Chine l’apprend et se réconcilie avec lui. Puis, à la fin des années soixante-dix, elle décide d’imiter son modèle économique. Durant les années 80, où le mâle américain est devenu son unique référence, Chine grandit en force et en beauté, tandis que Russie, qui ne croit plus au marxisme, mais qui ne l’a pas remplacé par aucune idéologie, se met à dépérir. La belle Russe s’est mise à boire et s’autodétruit. Mais le mâle américain va lui garder quelques années encore son respect. On le voit à la Conférence de Madrid de 1991 sur le Proche-Orient, où la Russie est invitée en tant que telle, alors que la France ne l’est pas – étant seulement représentée par la délégation de l’Union européenne. En décembre 1994, à Budapest, c’est un trio Américain, Britannique et Russe qui valide la dénucléarisation de l’Ukraine et garantit son intégrité territoriale. A l’automne 1995, la Russie est invitée aux discussions de Dayton sur la Bosnie-Herzégovine. Mais dès 1999, pendant la crise du Kosovo, il est flagrant que le mâle américain ne requiert même plus l’avis de la Russie ; il l’achète avec un prêt du FMI de 4 milliards de dollars. Clinton a promis au monde un Kosovo « multiethnique et pacifié ». Au lieu de cela l’Otan laisse faire l’assassinat d’un millier de Serbes, l’expulsion des autres, et la création d’un hub européen de criminalité. Quand une brigade russe venue de Bosnie pénètre à Pristina sous les vivats de la foule le 12 juin 1999, 35000 Serbes vivent encore dans cette ville. Il n’y a en a plus un aujourd’hui. C’est l’humiliation pour la Russie.
Arrivé au pouvoir l’année suivante, Poutine va faire tous ses efforts pour rétablir un dialogue stratégique à égalité avec les Américains. Il les aide après le 11 septembre 2001 dans leur expédition en Afghanistan ; il adhère à l’idée américaine de « war on terror » et il veut devenir leur partenaire privilégié dans cette guerre, au même titre que la Russie le fut dans la lutte contre l’armée nazie. Mais la réalité est que l’Amérique est devenue une hyperpuissance, qui n’a plus envie de consulter quiconque.
La relation russo-américaine va se détériorer progressivement, au fil des révolutions de couleur dans les anciennes républiques soviétiques où le Kremlin voit une « intolérable ingérence américaine » ; de l’intervention militaire russe en Géorgie de l’été 2008 ; des printemps arabes de 2011, où la Russie ne comprend pas le lâchage américain des dictatures en place (Egypte, Libye, Syrie) ; de l’annexion de la Crimée en mars 2014 et de la guerre en Ukraine de l’été 2014. Nous assistons, consternés, à un quasi retour de la guerre froide, assorti d’un régime de sanctions commerciales. Non seulement la Russie n’est pas parvenue à rétablir une relation d’égale à égale avec l’Amérique ; même elle n’en est même pas un junior partner apprécié, ce que la Russie est en revanche aux yeux de la Chine.
Durant le dix-neuvième siècle et la majeure partie du vingtième siècle, la Chine ne fut, malgré son immense population, qu’une puissance périphérique. Pour ce qui concerne le vingt-et-unième siècle, ses dirigeants ont entrepris de remettre la Chine au centre du monde, et à la première place. Cette stratégie, dont l’exécution se fait pierre à pierre, méthodiquement, progressivement, sans la moindre improvisation, a trois volets : diplomatique, économique et militaire.
Diplomatiquement, les Chinois ont retenu toutes les leçons d’Henry Kissinger, l’homme qui réfréna les velléités nucléaires antichinoises de la Russie puis négocia secrètement pour l’Amérique en 1972 la reprise de ses relations avec l’Empire du Milieu. L’ancien secrétaire d’Etat du président Nixon avait élaboré sa théorie du triangle stratégique: il fallait que les Etats-Unis en occupassent le sommet et qu’ils soient toujours plus rapprochés de la Russie et de la Chine que ces deux puissances entre elles. Aujourd’hui, c’est la Chine qui occupe le sommet du triangle. Elle est proche de la Russie mais aussi de l’Amérique comme l’a montré l’accord-cadre de coopération militaire que Washington et Pékin ont signé le 12 juin 2015, qui concerne les opérations internationales d’aide humanitaire d’urgence et qui doit s’étendre en septembre 2015 à l’établissement de procédures navales et aériennes communes, propres à prévenir tout incident entre les deux géants rivalisant d’influence dans la zone Asie-Pacifique. En revanche, Washington et Moscou ne cessent de s’éloigner, ce dont Pékin compte discrètement tirer parti.
Tout en préservant les formes pour ne pas heurter la fierté russe, les Chinois ont réussi de faire de la Russie leur partenaire junior. Les Russes en sont conscients mais ils estiment ne pas avoir d’autre option stratégique, s’estimant victimes d’un intolérable « expansionnisme américain » dans l’affaire ukrainienne depuis l’automne 2013. Comme l’Europe n’a pas su, ou pas voulu, accueillir pleinement la Russie en son sein (comme le proposait naguère Mitterrand avec son idée de Confédération européenne), les Russes se sont jetés dans les bras des Chinois.
Les stratèges pékinois sont trop fins pour s’en prendre frontalement à la puissance américaine. Ils l’amadouent par des visites ou des concessions sur l’environnement, mais ils s’emploient à vider progressivement de leur substance les instruments de la puissance américaine. Ils s’abstiennent de critiquer publiquement le FMI et la Banque mondiale – institutions totalement dominées par l’Amérique –, mais ils créent en parallèle leurs propres institutions économiques et financières internationales. Le Sommet d’Oufa (Russie, 9-10 juillet 2015) des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) vit la création d’une banque de développement dotée de 100 milliards de dollars de capitaux, en très grande partie apportés par la banque centrale de Chine. Cette nouvelle banque internationale s’ajoute à la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, créée à Pékin le 24 octobre 2014. Cette dernière s’est construite malgré l’opposition déclarée des Etats-Unis. Quel éclatant succès chinois : elle regroupe aujourd’hui 57 pays, dont de très vieux alliés des Américains comme l’Australie, la France et le Royaume-Uni. En Asie, seul le Japon n’en est pas membre.
Economiquement, la Chine construit pierre par pierre sa domination euro-asiatique. Cela passe par ce qu’elle nomme « les nouvelles routes de la Soie ». Pékin a vendu l’idée qu’une nouvelle prospérité se développerait le long des axes de la Route de la Soie (l’achat du terminal des containers du port du Pirée n’est qu’un exemple parmi d’autres). Il ne s’agit plus seulement d’envahir tous les marchés européens de produits chinois manufacturés à bas coûts, il s’agit désormais de mettre la main sur des nœuds importants de distribution. Quand on entend le président d’AREVA dire que les investisseurs chinois sont bienvenus dans son capital, on saisit à quel point l’Europe est intellectuellement devenue le ventre mou de l’Occident.
A Oufa, à la même date, se tint aussi le sommet de l’OCS (organisation de coopération de Shanghai), qui regroupe la Chine, la Russie, et quatre anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale. En 2016, ces pays seront rejoints par l’Inde, le Pakistan, l’Iran et la Turquie. Voilà, sous autorité chinoise, la construction d’une immense zone euro-asiatique, prête à subjuguer en douceur une Europe qui ne sait plus depuis longtemps défendre ses intérêts. Les dégringolades récentes des indices boursiers chinois ne sont qu’un épiphénomène d’inadaptation passagère à l’économie de marché.
Militairement, les Chinois ne se contentent pas de poursuivre leur grignotage maritime en mer de Chine méridionale, construisant des aérodromes militaires sur tous les récifs qui s’y trouvent, à la grande fureur des riverains (Vietnam, Philippines, Indonésie, Malaisie, Brunei, etc.). A la différence des Russes, qui reconstruisent actuellement l’armée de papa (avec des chars, des chasseurs-bombardiers, des têtes nucléaires, etc.), les Chinois sont directement passés à la guerre moderne. Tout en maintenant un minimum de dissuasion nucléaire classique, ils privilégient la cyberguerre, les attaques contre les satellites, les missiles à précision décamétrique. Les douze porte-avions nucléaires américains n’impressionnent plus les Chinois : ils ont mis au point un missile capable de les détruire en mer, sans qu’aucune contre-mesure ne puisse être efficacement lancée par l’US Navy.
Par habileté tactique, la Chine tient un discours de modestie à l’égard des Etats-Unis : « nous sommes très en retard sur vous, vos universités sont les meilleures, vos innovations sont magnifiques », ne cessent de répéter aux Américains les dirigeants chinois. Mais la réalité est que la Chine ne supporte pas la prétention américaine au leadership en Asie. La Chine n’est pas une puissance aspirant à l’hégémonie mondiale comme pouvait l’être l’URSS, ou comme peut l’être encore les Etats-Unis. Mais la première place en Asie, oui, elle exige qu’on la lui reconnaisse. Elle veut que l’Amérique la lui reconnaisse explicitement, au lieu de s’acharner dans son partenariat stratégique avec le Japon.
Rejetée par l’Amérique, la Russie n’a pas eu d’autre choix que de se jeter dans les bras de la Chine. Assisterons-nous à l’édification d’un duo stratégique Chine-Russie dirigé, comme pendant les années cinquante, contre les Américains ? Je ne le crois pas, malgré toutes les images de propagande qui nous parviendront du sommet sino-russe de Vladivostok du 3 septembre 2015.
L’imitation de l’Amérique, le pompage de sa technologie, l’accès à ses marchés sont plus importants aux yeux des dirigeants de la Chine que son partenariat stratégique avec la Russie.
Ce nouveau triangle kissingérien n’est donc ni un ménage à trois, ni même un deux contre un. Ce dernier ne marchera pas car les deux femmes Russie et Chine voient différemment le mâle dominant américain. La Russie est une femme amoureuse qui est amère, car elle trouve que son homme américain l’a trahie honteusement. La Chine est une femme calculatrice, qui attend patiemment l’heure où les Américains viendront lui baiser la babouche.
Arrogance américaine, amertume russe, calcul chinois : voici un triangle stratégique qui me semble très éloigné de l’optimum diplomatique. Dommage que la France, qui a été précurseur, avec le général de Gaulle, envers la Chine comme envers la Russie, ne se donne pas la mission de dessiner une forme géométrique plus stable, qui serait le carré stratégique, où Amérique, Russie, Chine et Europe pourraient se parler sereinement d’égal à égal. Le triangle de Kissinger a fait son temps. Construisons ensemble, Mesdames et Messieurs, le nouveau carré stratégique, qui garantira la paix à nos futures générations.