Lorsque Henry Kissinger entreprit, au début des années 1970, d’opérer un rapprochement entre les Etats-Unis et la Chine populaire, il élabora son théorème du « triangle stratégique ». Pour ce géopoliticien metternichien, qui avait empêché que l’URSS n’utilise l’arme nucléaire tactique dans ses conflits frontaliers avec la Chine, il était crucial que Washington s’installât au sommet d’un triangle où sa distance avec Pékin et avec Moscou serait toujours inférieure à celle existant entre ces deux capitales orientales.
Après cette incroyable semaine stratégique du début du mois d’avril 2017, si riche en rebondissements, on peut dire que la Chine a réussi à se hisser subrepticement au sommet du triangle kissingérien. Les distances Pékin-Washington et Pékin-Moscou sont désormais nettement inférieures à celle existant entre Washington et Moscou.
Ce sont les résultats de la journée très particulière du 6 avril 2017 à Mar-a-Lago (Floride), où l’on a vu le président américain à la fois accueillir chaleureusement son homologue chinois et ordonner une frappe de missiles Tomahawk sur une base militaire syrienne.
Ce coup de semonce, parti des navires de l’US Navy croisant en Méditerranée, a été pour Donald Trump un formidable coup de politique intérieure. Cela lui a permis tout à la fois de se distinguer de son prédécesseur Barack Obama ; d’affirmer son autorité présidentielle (qu’avait mise à mal les obstructions du Congrès et de la justice fédérale) ; de se libérer de son image d’enfant de Poutine ; d’incarner la figure hollywoodienne du Juste frappant le Méchant ; de s’attirer une pluie de louanges des médias américains qui lui livraient, jusqu’alors, une guerre à mort.
Vu de Washington, il n’était donc d’aucun intérêt d’attendre la vérification sur le terrain que le régime de Damas méritait bien, en l’espèce, la punition infligée. Car, si tout le monde s’accorde pour dire, en Orient comme en Occident, que Bachar-al-Assad est un dictateur cruel, on ne savait pas qu’il était également un président stupide. Quel intérêt avait-il à asperger de gaz sarin un village rebelle sans intérêt stratégique et à exciter ainsi le nerf le plus sensible de l’Amérique, trois jours après qu’elle eut annoncé, par le biais de son secrétaire d’Etat Rex Tillerson, qu’elle ne voyait plus d’objection à ce qu’il restât au pouvoir ?
Comment le geste militaire du président américain a-t-il été ressenti par ses homologues russe et chinois ? S’il y a une chose qu’ils ne supportent pas, sans pouvoir le dire publiquement, c’est l’imprévisibilité stratégique des Etats-Unis. De surcroît, la Russie et la Chine détestent la manière qu’a parfois l’Amérique de se passer de l’autorisation du Conseil de sécurité de l’Onu avant d’entamer un acte de guerre. Mais le chef de la diplomatie américaine les a rassurés en réaffirmant que la priorité stratégique de Washington en Syrie – qui est l’alliée de la Russie – restait la destruction des djihadistes de l’Etat islamique.
Attendons de connaître les résultats de la rencontre Tillerson-Lavrov ce mardi 11 avril 2017 à Moscou. Mais le partenariat stratégique russo-américain – que certains voyaient poindre le jour de l’élection de Donald Trump – a désormais clairement du plomb dans l’aile.
Dans ces circonstances troublées, le président chinois a su, en Floride, rester d’une placidité exceptionnelle. Ne prononçant pas le moindre mot sur le dossier syrien, Xi Jinping s’est contenté de désamorcer petit à petit les velléités protectionnistes de Donald Trump. Selon la Maison Blanche, l’Amérique et la Chine vont entamer un round de négociation de cent jours, afin de réduire le déficit commercial américain. L’objectif est de parvenir à un traité bilatéral d’investissement favorable aux Etats-Unis, qui leur donnerait un avantage compétitif par rapport à leurs concurrents européens.
Dans les relations internationales, Donald Trump apparaît fort avec les faibles, et doux avec les forts. Comme s’en prendre à la Chine de Xi Jinping se révèle difficile, il préfère piétiner une Europe faible et divisée.
Sur le dossier de son expansionnisme en mers de Chine orientale et méridionale, Pékin montre toute la patience d’un joueur de go. Les Chinois savourent leur alliance stratégique avec les Russes – avec qui ils font des manœuvres navales communes. Ils consolident petit à petit les bases militaires qu’ils ont construites sur des îlots au large des côtes du Vietnam ou des Philippines. L’équipe Trump a déjà oublié son idée de janvier 2017 d’empêcher leur ravitaillement.
Le président américain agit-il en penseur stratégique ou en grande gueule hollywoodienne ? C’est trop tôt pour le savoir. Mais l’enjeu reste important pour l’Amérique ; c’est le risque de se faire chasser hors d’Asie du sud-est sans avoir rien gagné au Moyen-Orient.