Pourquoi l’armée de Bachar el-Assad a-t-elle, le 19 août 2016, bombardé Hassaké, le bastion des Kurdes de Syrie, situé au nord-est du pays, à plus de 150 kms du lit de l’Euphrate ? Ces bombardements, les premiers de la part de Damas contre les Kurdes depuis le début du conflit en 2011, ont conduit les Etats-Unis à envoyer des avions pour dissuader l’armée de l’air syrienne de recommencer. Il s’agissait pour le Pentagone de protéger préventivement les 300 soldats des Forces spéciales qu’il a postés à Hassaké, pour aider les militants kurdes du PYD dans leur combat à mort contre l’Etat islamique.
Si Bachar el-Assad a agi ainsi pour tenter de reconquérir le Rojava (Kurdistan occidental) et réaffirmer son autorité sur tout le territoire syrien, conformément aux principes du nationalisme arabe baassiste, alors sa décision est absurde. De fait, les Kurdes syriens – qui n’ont jamais été ses ennemis depuis le début de l’insurrection au printemps 2011 – sont devenus autonomes, et beaucoup trop puissants militairement, diplomatiquement, médiatiquement. Bien plus qu’une velléité de reconquête, il s’agit en fait d’un simple coup de semonce, sans conséquence militaire, qui doit être lu un comme geste de détente de la part de Damas vis-à-vis de la Turquie, s’inscrivant dans le cadre plus large d’un début de sortie de crise.
En effet, la Turquie s’est réconciliée avec la Russie (soutien du régime de Damas) et a multiplié les ouvertures à l’égard du régime syrien. Le Premier Ministre turc, Binali Yildrim, a déclaré, samedi 20 août 2016, qu’il fallait accepter un maintien provisoire de Bachar el-Assad au pouvoir et dialoguer avec lui. C’est là un virage à 180° degrés. Ankara a encore plus évolué sur le dossier syrien que Washington (dont le revirement progressif date de l’été 2013 et des négociations russo-américaines de Genève sur le désarmement chimique de l’armée syrienne). Des revirements aussi spectaculaires sont bien plus aisés dans des régimes autoritaires, comme la Turquie, que dans des régimes démocratiques, comme les Etats-Unis, où il faut composer avec un Parlement, une opinion publique, des partis, des lobbys. En réponse à cette ouverture turque, les frappes de Bachar el-Assad contre les Kurdes, sans conséquences militaires, envoient un signal positif à Ankara en montrant que Damas n’acceptera pas un Kurdistan syrien qui pousserait sa frontière trop loin et représenterait à la fois une perte territoriale pour Damas et une menace pour Ankara.
La réalité est que la crise en Syrie ne pourra être réglée que par un accord russo-turc. Le conflit syrien est un Kriegspiel dans lequel les puissances régionales s’affrontent par le biais de groupes armés qui sont autant de marionnettes interposées. Les marionnettistes étant aujourd’hui exténués, les marionnettes vont cesser de danser.
Il est désormais clair pour tout le monde que Damas ne peut pas reconquérir l’intégralité de la Syrie et que les rebelles ne peuvent pas renverser le régime. Dans la dernière bataille d’Alep, l’armée syrienne a montré sa faiblesse. Il a fallu une nouvelle fois que le Hezbollah se porte à son secours. Mais le mouvement chiite libanais en a assez de perdre des hommes dans ce conflit qui dure depuis cinq ans, et qui lui a rapporté infiniment moins de prestige au Moyen-Orient que la guerre de 33 jours qu’il a déclenchée contre Israël le 12 juillet 2006. La Russie pense que Damas n’a pas les moyens de reconquérir l’intégralité du territoire syrien ; elle n’a pour objectifs que le maintien de ses bases militaires de Tartous et Lattaquié et la conservation de la « Syrie utile » aux mains du camp laïc.
Qu’en est-il du côté des puissances soutenant les rebelles ? Le président turc Erdogan est un pragmatique. Il donne la priorité à la politique intérieure sur la politique extérieure. Son but est d’islamiser la société et de renforcer son pouvoir à l’intérieur de la société turque. De 2011 à 2015, il a soutenu les rebelles syriens sur les conseils de son Ministre des Affaires Etrangères (puis Premier ministre) Davutoglu, théoricien du néo-ottomanisme, car il pensait que cette politique extérieure pouvait servir ses ambitions intérieures. Il n’en a rien été et la politique syrienne d’Erdogan l’a fragilisé sur la scène intérieure turque : il a rencontré l’hostilité d’une partie de la population turque, en relançant le problème kurde et en la brouillant avec la Russie, qui est pour elle un partenaire économique et énergétique essentiel. Erdogan a donc limogé Davutoglu et réorienté sa politique syrienne.
L’Arabie Saoudite, enlisée dans le conflit au Yémen et fragilisée par la baisse des cours du pétrole, n’a rien à perdre en cas de défaite des rebelles. Elle avait misé sur une chute rapide de Bachar el-Assad et avait soutenu les rebelles, pour briser l’axe Téhéran-Damas. Cela n’a pas marché. Mais le maintien de Bachar à Damas n’est pas un drame absolu pour les Saoudiens : ce n’est que la continuation d’un statu quo qui, naguère, leur convenait parfaitement.
Tous ces pays autoritaires ont en commun d’avoir été déçus par les Etats-Unis. La Turquie est déçue par le refus d’Obama de lui livrer le prédicateur Gülen, qu’elle accuse d’avoir fomenté la tentative de putsch de juillet 2016.
L’Arabie Saoudite est déçue par l’accord sur le nucléaire iranien de juillet 2015. La Russie est déçue par le refus des Etats-Unis de sauter le pas et de s’engager à ses côtés dans une grande coalition commune contre Daech. Moscou ne souhaite rien davantage qu’une cogestion des affaires du monde partagée avec les Etats-Unis et vit comme une humiliation le refus américain de ce format. L’Iran est déçu par les retards dans la levée des sanctions commerciales, et accuse Washington de ne pas tenir ses promesses.
Russie, Turquie, Iran, Syrie, Arabie Saoudite, mais aussi Egypte : voici des régimes autoritaires et nationalistes, déçus par les Etats-Unis, qui vont tenter de négocier le nouveau visage du Moyen-Orient, en insistant sur le respect des souverainetés nationales.
Quelle forme pourra prendre cet accord ? Comme ni les rebelles ni le régime n’arrivent plus à progresser, un accord de paix, basé sur le compromis, pourrait geler le conflit en octroyant à chacun les positions qu’il occupe actuellement et en fédéralisant ainsi la Syrie. C’est déjà ce type de solution qui avait prévalu à Chypre en 1974 et au Liban en 1990.
Un seul groupe sera exclu de cette fédéralisation tacite: Daech, contre qui tout le monde se liguera. Daech est allé trop loin dans ses attentats et, surtout, a fait le choix de se présenter comme un Etat et donc de ne pas être la marionnette d’un autre Etat. Ce choix de l’indépendance prive Daech de protecteur, contrairement aux autres groupes islamistes, qui jouissent de la protection turque et saoudienne. Rakka, le fief de Daech (situé sur l’Euphrate) tombera. La seule question est de savoir qui des Kurdes ou des troupes de Bachar s’en empareront en premier.