Dans le dossier de la guerre civile syrienne, les puissances occidentales viennent de céder à un chantage que leur faisait le régime islamo-conservateur du président turc Recep Erdogan. Sous la menace d’un boycott de la Turquie, elles ont refusé la présence des Kurdes à la table des négociations sur la Syrie de Genève, prévues par la résolution 2254 du Conseil de sécurité de l’Onu.
Ces négociations, qui ont commencé très doucement à la fin janvier 2016, sont actuellement interrompues, mais sont censés reprendre pendant la dernière semaine du mois de février. Leur objectif est un cessez-le-feu général dans le pays et la constitution d’un gouvernement de transition à Damas, qui associerait éléments du régime de Bachar al-Assad et représentants de la rébellion, hors les partis islamistes ayant recours au terrorisme, comme l’Etat islamique ou Al Qaïda. Ce gouvernement de transition aurait notamment la tâche de préparer des élections libres sur la totalité du territoire syrien. Pour complaire à Ankara, nous avons refusé la présence de Kurdes laïcs et progressistes, dépourvus de toute hostilité à l’Occident, mais nous avons bien sûr accepté la présence des islamistes bon teint du HCN (Haut Comité des Négociations), principale délégation de l’opposition au régime de Damas, financée par l’Arabie saoudite, et dont la majorité des membres préconisent que la charia devienne le droit commun en Syrie. Le chef de la délégation du HCN est issu de Jaïch al-islam (Armée de l’islam), qui est un mouvement salafiste membre de l’« Armée de la conquête », vaste coalition comprenant notamment le Front al-Nosra (qui est la succursale d’Al Qaïda en Syrie).
Il n’y a aucune raison d’exclure les salafistes des négociations de Genève, car cette idéologie de retour à la pratique de l’islam des Bédouins du VIIème siècle semble enracinée dans un grand nombre de campagnes et de banlieues syriennes sunnites. Mais il y a quelque chose d’abject à vouloir chasser les Kurdes des négociations internationales sur le futur de la Syrie. D’abord parce qu’il y a deux millions de Kurdes qui sont citoyens syriens, pour la plupart affiliés à un parti laïc, le PYD. Ne sont-ce pas eux qui sauvèrent, en 2015, la ville de Kobané (nord de la Syrie, proche de la frontière turque), qui subissait les assauts répétés des militants fanatisés de l’Etat islamique?
Qu’ils soient turcs, syriens ou irakiens, les Kurdes, tous pro-occidentaux, constituent une force militaire importante sur le terrain. Ils contrôlent une partie de la frontière syro-turque et ils sont à la pointe du combat contre l’Etat islamique (EI). Le 6 janvier 2016 ils ont libéré les villages autour de la localité d’Aïn Issa, à seulement 50 km de Raqqa, la capitale de Daesh (l’EI en arabe) en Syrie, coupant au passage des routes de ravitaillement des djihadistes en provenance de Turquie. Ces routes ne sont pas à sens unique, car il existe tout un trafic de pétrole clandestin depuis les territoires du calife Ibrahim jusqu’aux ports turcs, trafic enrichissant grandement l’entourage du président Erdogan. Mieux, les combattants kurdes ont réussi à couper l’axe essentiel entre Mossoul (Irak) et Rakka (Syrie), les deux capitales de Daesh. Désormais, les forces kurdes menacent Rakka.
Comme l’ont bien souligné les Russes, la présence des Kurdes est indispensable si l’on veut aboutir à une résolution de la crise syrienne. L’attitude d’Erdogan, faite d’hostilité forcenée aux Kurdes de son pays et aux Kurdes syriens, de bras de fer avec la Russie et de soutiens à des groupes islamistes syriens, ne fait qu’aggraver la crise syrienne, alors que la Turquie pourrait et devrait être au coeur de la résolution de cette crise. Le problème est qu’en 2012 Recep Erdogan a pris parti contre Damas, rompant avec sa politique étrangère initiale du « zéro problème avec nos voisins ». Ayant perdu sa neutralité traditionnelle dans le cadre arabo-musulman, le nouveau sultan d’Istanbul ne peut plus jouer le rôle d’intermédiaire sincère entre les parties en conflit.
Le lundi 8 février 2016, Angela Merkel était à Ankara, afin d’essayer de convaincre les autorités turques d’endiguer le flot des migrants (venant de Syrie, mais aussi d’Asie centrale ou d’Afrique) se lançant vers les rivages des îles grecques (et donc le territoire Schengen) à partir des côtes d’Asie mineure. Les navires de l’Otan devraient être désormais mis à contribution. Les Européens devraient financer le fonctionnement des camps de réfugiés syriens sur le territoire turc. Fort bien. Mais ne nous faisons aucune illusion. Erdogan continuera d’utiliser le levier des réfugiés pour obtenir ce qu’il veut de l’Union européenne.
Cajoler Erdogan ne servira à rien car ce « démocrate » autoritaire ne renverra jamais l’ascenseur. Il ne connaît que les rapports de force. Or, économiquement, la Turquie a plus besoin de l’Europe que l’inverse. Il est curieux qu’Angela Merkel ne le comprenne pas.