Aussi curieux que cela puisse paraître, nos amis américains ne semblent toujours pas avoir tiré les leçons de l’abîme stratégique dans lequel ils se sont jetés aveuglément après le traumatisme du 11 septembre 2001. Prenant des attentats terroristes chanceux pour une attaque militaire comparable à celle de Pearl Harbour, ils ont envahi successivement deux pays musulmans, dont les populations ne s’étaient jamais montrées hostiles à l’Amérique. Ben Laden n’est allé en Afghanistan en 1996 qu’après que l’administration Clinton eut refusé que le Soudan, qui avait remis le terroriste Carlos à la France, ne lui livrât le cheikh saoudien. Rappelons aussi que l’Irak de Saddam Hussein ne s’était lancé dans sa guerre ruineuse contre l’Iran (1980-1988) qu’à l’invitation de l’Amérique et de ses alliées, les pétromonarchies du Golfe. Malgré les grandes promesses faites par les dirigeants américains, l’occupation occidentale prolongée de l’Afghanistan et de l’Irak n’a pas transformé ces pays en démocraties efficaces. Elle a au contraire suscité la vocation de milliers petits Ben Laden.
Par sa taille et sa population, par la force de ses armées, par la puissance de son économie, par l’excellence de ses universités, par le rayonnement de ses industries culturelles, l’Amérique est tout naturellement le pays leader de l’Occident. Ce leadership est hélas aujourd’hui frappé de cécité stratégique, pour le malheur de l’ensemble des Occidentaux.
Après avoir donné des armes à la fantomatique opposition syrienne « modérée », les Etats-Unis veulent aujourd’hui se mêler encore plus de la guerre civile ukrainienne, en livrant des armes aux milices nationalistes et à l’armée du gouvernement de Kiev. Dix ans d’ingérence américaine entre le Tigre et l’Euphrate se sont achevés sur un échec. Faut-il aujourd’hui accroître l’ingérence occidentale entre le Don et le Dniepr ? A-t-on intérêt à ajouter de l’huile sur le feu ? Qu’avons-nous au juste à y gagner ? On ne le voit pas nettement. On ne nous l’explique pas clairement.
Qu’avons-nous à gagner à sanctionner la Russie ? N’aurions-nous pas intérêt à nous concerter avec elle contre ce qui est devenu notre ennemi principal, le djihadisme islamique sunnite ? Economiquement, faisons-nous un bon choix en la jetant dans les bras des Chinois ? Est-il normal que la politique étrangère européenne soit dominée par les réflexes paranoïaques des Polonais, des Lituaniens, des Lettons et des Estoniens, aussi compréhensibles qu’ils puissent être historiquement ? Est-il légitime de vouloir étendre une alliance dite « atlantique » jusqu’aux rives de la Mer Noire ? Autant de questions qui restent pour nous, citoyens français, sans réponse.
Pourtant, l’Amérique n’a pas toujours été dans une telle confusion stratégique. Dans les années cinquante, elle avait su dessiner une ligne claire pour l’Occident : « containment » de l’expansionnisme communisme, parrainage de la construction européenne, encouragement de l’émancipation coloniale.
Aujourd’hui, elle s’engage dans un bras de fer contre-productif avec le monde russe, et néglige des priorités stratégiques autrement plus urgentes. Quelles sont-elles ? Quatre sautent aux yeux. Premièrement, obtenir par la persuasion la réintégration des sunnites dans les rouages du pouvoir en Irak. L’Amérique a le devoir moral d’éteindre une guerre de religion sunnites-chiites qu’elle a beaucoup contribué à allumer. Deuxièmement, encourager les pétromonarchies du Golfe à cesser d’exporter dans le monde arabo-musulman et en Europe la dangereuse idéologie wahhabite. Troisièmement, imposer un règlement de paix israélo-palestinien (sur la base des très viables accords informels de Genève de 2005), quitte à brandir l’arme financière face à une droite et une extrême-droite israéliennes qui resteraient récalcitrantes. Tant qu’elle restera marquée par un deux poids, deux mesures, en Palestine, la diplomatie occidentale aura le plus grand mal à se faire entendre dans le monde arabo-musulman.
Last but not least, l’Amérique devrait se fixer comme priorité stratégique la défense des chrétiens à travers le monde, sans songer à s’ingérer dans les affaires internes des musulmans. Du Pakistan à l’Irak, du Nigéria à l’Egypte, de l’Algérie à l’Indonésie, les chrétiens sont plus de 150 millions à subir des persécutions, qu’elles soient étatiques ou non. En privilégiant le culte de la démocratie par rapport à la liberté religieuse, l’Occident a commis une erreur stratégique. Qu’il le veuille ou non, toutes les nations du monde associent les chrétiens à l’Occident. Qu’il n’ait pas eu pour priorité stratégique de les défendre ne lui a valu que mépris de la part de ses rivaux et de ses ennemis. Or il n’y a qu’un pas du mépris à l’insulte, et qu’un autre pas de l’insulte à la guerre.