Dans les Relations internationales, il y a parfois des visites diplomatiques, en apparence anodines, qui prennent soudain une importance historique, car elles viennent dénouer de très vieux nœuds gordiens. Dans cette catégorie entrera probablement la visite surprise que fit à Téhéran, le samedi 7 mars 2015, le ministre des affaires étrangères de Jordanie, Nasser Judeh. Après s’être entretenu avec son homologue iranien Javad Zarif et après avoir été reçu en audience par le président Hassan Rouhani, un modéré élu à l’été 2013, le chef de la diplomatie du Royaume hachémite a appelé la Ligue arabe à construire un dialogue approfondi entre les pays arabes et la Perse. Pour le ministre jordanien, le défi à relever au Moyen-Orient n’est pas la rivalité séculaire entre les sunnites et les chiites, mais l’émergence de puissants groupes extrémistes et terroristes. « La région a un criant besoin d’unité et de cohésion entre tous les pays musulmans », a expliqué Nasser Judeh. Il sait de quoi il parle, tant la Jordanie, aujourd’hui submergée de réfugiés, est déstabilisée par les conflits ethnico-religieux du Levant et de la Mésopotamie. Sa survie est directement menacée par la montée en puissance de l’Etat islamique (EI). Les fidèles enragés du Calife Ibrahim, à qui Mossoul ne suffit plus, ne rêvent en effet que de prendre La Mecque et Médine, les deux villes saintes de l’islam. Or le chemin le plus direct pour y parvenir passe par la Jordanie.

S’adresser à la Ligue arabe était, pour le ministre des affaires étrangères jordanien, le moyen diplomatique d’interpeller l’Arabie saoudite. Car la condition première d’une victoire durable contre les extrémistes de l’EI et d’Al Qaida au Moyen-Orient est un rapprochement irano-saoudien. Le problème est que, depuis dix ans, le Royaume wahhabite se sent particulièrement menacé par l’Iran et son programme nucléaire. En 2009, le roi Abdallah avait même demandé aux Américains d’intervenir militairement pour « couper la tête du serpent » iranien. La peur d’une hégémonie de la République islamique d’Iran sur le Golfe Persique est devenue obsessionnelle à Riad. Le premier devoir pour l’Amérique est donc de rassurer son allié saoudien, à qui elle a accordé son soutien stratégique depuis le pacte du Quincy de février 1945 entre Roosevelt et Ibn Séoud.

Dimanche 15 mars 2015, les négociations reprendront à Genève entre l’Onu (représenté par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne) et l’Iran sur son dossier nucléaire. Si le Congrès de Washington ne parvient pas à entraver la volonté réelle du président Obama de rétablir une relation pacifiée entre l’Occident et l’Iran, se jouera ensuite une partie diplomatique cruciale au Moyen-Orient, capable d’y ramener la paix. Depuis l’accession de Rouhani à sa présidence, l’Iran montre qu’il a compris que se doter aujourd’hui d’une bombe atomique le rendait plus vulnérable, et ce pour trois raisons : cela liguait tous les pays de la région contre lui ; cela provoquait une course immédiate à l’arme nucléaire en Arabie saoudite, aux Emirats, en Turquie et en Egypte ; cela énervait dangereusement Israël, puissance inégalable, avec ses trois cents têtes nucléaires. L’Iran est prêt aujourd’hui à se contenter des acquis de sa recherche nucléaire, sans procéder à la mise au point finale de l’arme. Il est prêt, en échange d’une levée totale des sanctions, à ratifier le protocole additionnel du Traité de non prolifération nucléaire, lequel permettrait les visites inopinées de ses installations nucléaires par les inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique de Vienne.

Les nouveaux dirigeants iraniens ont deux priorités : satisfaire leur jeunesse en relançant l’économie – relance qui passe par une levée des sanctions ; défaire militairement les fanatiques de l’Etat islamique. L’achèvement de ces deux objectifs passe par un rapprochement avec l’Occident mais aussi avec Riad. Sans l’aide des Saoudiens, pas de remontée possible des prix du pétrole et pas de tarissement possible du financement des groupuscules extrémistes.
En Iran, les hommes existent pour procéder à la mise en pratique d’un tel rapprochement. L’amiral Ali Shamkhani, secrétaire général du Conseil suprême pour la sécurité nationale (numéro 3 du régime, après le Guide et le Président), est lui-même un arabe, originaire du Khouzistan, la province pétrolière voisine de l’Irak. Dans ce rapprochement, chacun devra bien sûr faire des concessions : l’Iran devra renoncer à son rêve révolutionnaire de 1979 de diriger l’Oumma, et l’Arabie saoudite devra renoncer à son rêve du printemps 2011 de soumettre Damas à son influence, afin de casser l’axe chiite allant de Téhéran à la banlieue sud de Beyrouth.
Si Obama réussissait à promouvoir ce rapprochement, ce serait de loin le plus beau coup diplomatique de ses deux mandats…

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