Même s’ils ne vont pas tous pouvoir, comme la loi l’exige, retourner dans leurs villages pour voter, les Grecs ont tous conscience de l’enjeu historique que représente le référendum du dimanche 5 juillet 2015. Peu d’entre eux auront lu le verbatim du Memorandum exposant la liste des réformes structurelles que les institutions créancières de la Grèce (Fonds monétaire international, Banque centrale européenne, Commission de Bruxelles) exigeaient encore de ce petit pays, au 25 juin 2015. Le gouvernement de gauche radicale d’Alexis Tsipras, soutenu par sa majorité parlementaire gagnée lors des législatives du mois de janvier 2015, a mis ce texte complexe directement devant le peuple. Le jeune premier ministre grec a appelé à voter non, afin de pouvoir, a-t-il dit à la télévision, revenir en position de force à Bruxelles « dès lundi », pour pouvoir ramener un meilleur deal. Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a quant à lui clairement invité les Grecs à voter « oui », dans leur intérêt, comme dans celui de l’Union européenne et de sa zone euro. Mais qu’ils s’apprêtent à voter oui ou non, les dix millions d’électeurs helléniques ont tous le sentiment que l’enjeu est en réalité beaucoup plus large que ce racontent les ministres du parti Syriza. Passionnée de politique depuis sa libération du joug ottoman en 1829, la population grecque est l’une des plus informée du monde, même s’il lui arrive parfois de verser dans les théories les plus conspirationnistes. Endettés collectivement de plus de 340 milliards d’euros, les Grecs, qui ont déjà bénéficié d’importantes remises de dette en 2012 (un « haircut » représentant près de cent milliards d’euros), ont conscience que les membres vertueux de la zone euro de l’Europe du nord ne sont plus prêts – à tort ou à raison peu importe – à continuer à leur assurer leurs fins de mois. Dans un tel cadre, la question référendaire se transforme en une alternative très claire : ou bien nous acceptons les réformes douloureuses exigées par nos créanciers et nous votons oui ; ou bien nous ne les acceptons pas, car nous voulons construire une société « plus juste », et nous votons non, ce qui provoquera notre expulsion de la zone euro et le retour à la drachme.

Construit pour les jeux olympiques de 2004, le métro d’Athènes est l’un des plus beaux d’Europe. Voitures climatisées, escalators à toutes les stations, sols en marbre, pas le moindre graffiti sur les murs. A le prendre vers les banlieues de l’Est de l’Attique, on se dit que l’argent de la dette n’a pas servi à rien. Assis en face du journaliste français un peu perdu, deux hommes l’ont aidé très courtoisement. L’un, 50 ans, veste de lin et chemise blanche, s’appelle Manolis. L’autre, 30 ans, bleu de travail et tatouage sur le bras, s’appelle Séraphin. Manolis est juriste dans une grande banque. Séraphin est mécanicien dans un garage du centre ville. Ils n’ont aucun problème à dire à l’étranger ce qu’ils voteront dimanche. Manolis votera oui car « un non nous ramènerait quarante ans en arrière, avec des gouvernements faisant marcher la machine à billets pour satisfaire leurs clientèles électorales ». Séraphin votera non car « les programmes d’austérité imposés par Bruxelles ont cassé notre économie et notre société ; ils ont jeté le tiers de mes voisins au chômage ; ils ont plongé les retraités dans la misère ! » Manolis a beau répliquer qu’aucun pays ne peut prétendre vivre avec l’argent des autres, Séraphin ne veut rien entendre. Pour lui l’Union européenne doit être sociale, sinon les peuples n’ont aucun intérêt à la défendre. Ce qui est frappant dans cette rame de train de banlieue, c’est la qualité du dialogue que les Grecs de toutes classes sociales sont capables d’avoir entre eux. La société grecque est profondément divisée – à parts à peu près égales disent les derniers sondages – sur la question du référendum, mais ce fossé idéologique n’a pas débouché, pour le moment, sur la moindre violence.
Située sur la Mer Egée à l’est de la presqu’île de l’Attique, la petite ville de Louzas – Artémis sur les cartes touristiques, car cela fait plus chic – a été construite à la faveur du boom de la construction dans les années soixante. C’est une cité balnéaire tranquille et populaire, peu fréquentée par les touristes. L’équivalent chez nous des Sables d’Olonne. Les travaux les plus pénibles y sont faits par des immigrés albanais bien intégrés, dont les familles ont quitté l’Albanie en 1997, lorsque l’effondrement des schémas pyramidaux des banques avait jeté le pays dans le chaos le plus complet. Construit sur une plage d’où l’on voit, en face, les premiers monts de l’île d’Eubée, le café Albatross est de loin le lieu le plus animé de la ville. Qu’un journaliste se permette de passer de table en table pour poser ses questions ne choque personne. Cela fait dix jours que les écrans de télévision au mur ne passent que des talks shows entre experts, journalistes et hommes politiques. Sirotant son mojito, Anestis (Résurrection), petit entrepreneur de 40 ans, reste tout sourire bien que, pour lui, les affaires n’ont jamais été aussi dures. Il a hérité de son père une société de machines excavatrices, utilisées par exemple dans la réfection des canalisations. N’ayant que trois salariés à son service – payés 40 euros net par jour mais bénéficiant des assurances sociales -, Anestis pilote lui-même souvent ses machines. Il y a cinq ans, il les louait aux municipalités sur la base de 220 euros par jour. Aujourd’hui aucune collectivité, aucune entreprise privée n’est prête à lui payer plus de cent euros. Anestis avoue qu’il n’a pas fait encore son choix. Il comprend ceux qui votent non, car « tout le monde peut constater le mal que l’austérité a fait à la Grèce ». Mais il ne serait pas fâché de voir Tsipras désavoué par le peuple, car il a trouvé le Premier ministre « pas assez courtois avec les autres chefs de gouvernement de l’Europe. Quand vous devez tant d’argent, la moindre des politesses est de parler sans arrogance à vos créanciers ! »

45 ans, la silhouette svelte et bronzée, Costas Lamaris est le patron de l’Albatross. C’est un entrepreneur qui s’est adapté à la crise. Avant de fonder ce café-restaurant en juin 2013, Costas avait une entreprise d’événementiel. Son chiffre d’affaires annuel est carrément passé de 3,5 millions d’euros en 2008, à 400000 euros en 2009. « J’ai tout à fait compris que mes clients taillent en priorité dans leurs dépenses non essentielles et ne fassent plus appel à moi. Mais aucune entreprise ne peut survivre avec une telle chute de chiffre d’affaires ! » Costas votera oui et fait campagne pour le oui autour de lui. « Je veux la fin de Tsipras. Je n’aime pas les démagogues comme lui. Il a fait des promesses au peuple qu’il est incapable de tenir. En 2014, nous avons senti une certaine reprise. Mon père, qui a une entreprise industrielle de fabrication de ballons d’eau chaude solaires, n’avait jamais autant vendu. La venue de Tsipras au pouvoir a littéralement arrêté l’économie ! »

Aux yeux de Costas, la société politique grecque est divisée en deux. « Tous ceux qui sont entrepreneurs ou qui ont des responsabilités dans le secteur privé vont voter oui. Tous ceux qui sont les salariés privilégiés du secteur public privilégiés vont voter non. » Il ajoute qu’il est effaré de voir à quel point les théories du complot fleurissent dans les conversations tenues dans son café. « J’ai même entendu des jeunes dire que Bruxelles voulait mettre la main sur nos réserves de pétrole… Comme si on en avait la moindre goutte ! » Enfin Costas, qui a épousé une Allemande, est le premier à se moquer de la prétention de son peuple à se « croire le centre du monde ».
Elli, 55 ans, enseignante d’Histoire dans un lycée de la banlieue d’Athènes, reprend un à un les arguments de Costas, pour tenter de les détruire aux yeux de l’étranger. Tsipras ? « Un homme politique courageux, qui cherche à redonner à la Grèce sa dignité et pour qui l’Europe de la justice est plus importante que celle de la finance. Le mémorandum de Bruxelles nous conduit à mourir guéris. C’est ridicule ! »
Elli appartient à la génération qui est devenue adulte avec le socialiste Papandréou. Imitateur du « modèle » français de 1981, le Pasok (parti socialiste grec), arrive au pouvoir en octobre 1981 aux cris de « la Grèce aux Grecs ! », sous-entendant pas aux multinationales. C’est la première fois que la gauche se trouve au pouvoir depuis 1924. « Papandréou a instillé aux Grecs l’idée qu’ils avaient des droits, simplement parce qu’ils étaient Grecs. Mais il n’a mis aucun accent sur les devoirs, sur la valeur travail. Syriza est la fille de ce Pasok là ! », explique un armateur grec ayant son siège social à Londres. « Avec lui, et grâce aux généreuses subventions européennes, est né le mythe d’une Grèce pouvant se permettre d’être anti-business ! Les Grecs sont les seuls Européens à n’avoir pas accepté que le capitalisme gouverne le monde entier ! »

Les défenseurs de Syriza, comme Elli, ne se résignent pas à ce que l’Europe soit gouvernée par les impératifs du capitalisme le plus « sauvage ». Il y a deux jours, répondant à une question de la BBC, le ministre délégué aux affaires étrangères Euclide Tsakalotos, diplômé d’Oxford, rappela d’une voix douce que l’idéal européen avait historiquement toujours été celui de la solidarité avec les plus démunis. Une allusion limpide au christianisme. Comme les disciples du Christ, les sectateurs de Tsipras pensent que leur rôle historique est de confondre les adorateurs du veau d’or de Bruxelles et de ramener tous les citoyens européens à la vérité de l’entraide entre humains. Mais avant de songer à poursuivre leur prédication en Galilée, avant de rêver à une entrée triomphale dans cette nouvelle Jérusalem qu’est Bruxelles, encore doivent-ils convaincre chez eux un minimum. L’Histoire les jugera-t-elle comme de dangereux illuminés dépourvus du moindre réalisme, ou comme de courageux prophètes porteurs de l’humanisme européen ? Premier début de réponse dimanche 5 juillet 2015 à 19h00…

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