Depuis cinq ans que dure ce mélodrame de la dette grecque, les commentateurs européens n’ont cessé de nous détailler tous les péchés de l’Etat et de la société helléniques. Ils n’ont pas eu tort car ces défauts existent bel et bien : fraude fiscale généralisée, clientélisme politique ayant abouti à une fonction publique pléthorique, comptes publics maquillés, fraudes massives aux subventions européennes, démagogie des dirigeants politiques. Mais, en même temps qu’ils s’étendaient sur la paille visible au coin de l’œil grec, pourquoi ne nous ont-ils pas avertis de la poutre obstruant le bon fonctionnement de nos institutions européennes ?
En réalité, les torts sont très partagés ! Première question : qui a accordé à la Grèce le diplôme de bonne gestion économique et comptable indispensable à l’entrée dans ce club de l’Eurogroupe. En 1999, n’avaient été retenus que quinze membres de l’Union européenne pour un passage à l’euro au 1er janvier 2002. Mais en 2001 la Commission européenne a émis un avis favorable à ce que la Grèce soit ajoutée à cette liste. Les comptes publics fournis par Athènes n’étaient pas véridiques. Pourquoi les hauts fonctionnaires de la Commission ne s’en sont-ils pas aperçus ? Par paresse, par incompétence, pour répondre à une pression politique du Conseil européen ? Pourquoi les banques d’affaires qui ont aidé le gouvernement grec à présenter ces comptes maquillés n’ont-elles jamais été inquiétées, voire interdites d’exercice sur le territoire de l’Union européenne?
De 2001 à 2009, la Grèce s’est littéralement goinfrée de prêts internationaux, car elle n’avait jamais, de son histoire, connu des taux d’intérêt aussi bas. La Commission et le Conseil européens ont agi comme une municipalité qui aurait confié un débit de boissons à un alcoolique. Mais le pire est arrivé après, lorsque le commissaire de police du quartier n’est pas intervenu pour faire cesser cette atteinte manifeste à l’ordre public. Le flic, c’est bien sûr la Banque centrale européenne. Son gigantesque gratte-ciel de Francfort regorge d’experts. Que n’ont-ils pas alerté le monde entier sur la baisse continue de la compétitivité des entreprises grecques de 2001 à 2009 et sur un endettement en train de devenir fou ? Pourquoi le gouverneur Jean-Claude Trichet passait-il son temps à brandir un très hypothétique retour de l’inflation en Europe, au lieu d’exiger des mesures d’assainissement contre la Grèce ? La BCE n’a même pas cherché à tarir le flot d’euros se déversant sur la Grèce. Elle est coupable du délit qu’on appelle « soutien abusif », en droit pénal des affaires. La BCE n’est pas entièrement responsable du passif de la Grèce, mais elle l’est partiellement.
Après la crise grecque de 2010, le Conseil européen prit l’initiative (jusque là non prévue dans les Traités) d’aider directement la Grèce par le biais de prêts étatiques. Il mit en place un mécanisme européen de stabilité (au départ appelé Fonds européen de stabilité financière) capable d’emprunter jusqu’à 700 milliards sur les marchés, afin de venir en aide aux Etats en difficulté. Nicolas Sarkozy eut raison de convaincre Angela Merkel de tordre les textes. Car l’enjeu était de taille : on risquait la contagion vers l’Espagne et le Portugal ; on risquait une série de faillites des grandes banques privées européennes (lesquelles étaient gorgées de titres de dettes souveraines de Grèce et d’autres pays du Sud), qui aurait conduit à un blocage du système financier international encore pire que celui provoqué, à l’automne 2008, par le refus des autorités fédérales américaines de continuer à refinancer la banque Lehmann Brothers.
De 2010 à 2012, s’effectua le déménagement de la dette grecque, depuis les banques privées vers des institutions publiques. Puis, en 2012, la troïka des créanciers (BCE, FMI, Commission) imposa un tel programme d’austérité à la Grèce que son PIB chuta d’un quart. Comment rembourser une dette gigantesque quand on ne cesse de s’appauvrir ? En fait, à partir de 2010, nous avons mis en place un mécanisme de prêt perpétuel à la Grèce pour éviter son défaut : on lui prête pour qu’elle puisse rembourser la prochaine tranche, et ainsi de suite. Le FMI avait compris au début de 2010 que le montant de la dette grecque (325 milliards d’euros aujourd’hui) n’était plus supportable par ce petit pays. Mais il ne fit pas prévaloir l’idée d’un « haircut » (réduction applicable à toutes les créances) d’au moins deux tiers dès ce moment-là, qui aurait pu faire repartir le pays sur de meilleures bases. Le moralisme tardif, en économie, peut être dangereux : la punition de la Grèce en 2012 s’est révélée aussi contre-productive que celle de Lehmann Brothers en 2008.
Que faire aujourd’hui ? La seule solution est d’annuler dès maintenant la dette grecque (qui ne sera de toute façon jamais remboursée), tout en exigeant désormais un excédent budgétaire systématique du gouvernement d’Athènes.