En assistant, pendant notre été, au martèlement continu de la minuscule bande de Gaza par l’aviation, la marine de guerre et les blindés israéliens, on éprouve un bizarre sentiment de déjà-vu. Puis, curieusement, surgit en nous la célèbre phrase de Marx au début de son «18 brumaire de Louis Bonaparte», écrit en 1852, où, après avoir constaté que les grands événements et personnages historiques se répètent, la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce, le philosophe allemand conclut: «Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants.»

Enfin, en fouillant dans notre mémoire, on trouve ce dont il s’agit. Juin 1982, l’invasion du Liban par l’armée israélienne. On est frappé par les similitudes entre l’opération «Paix en Galilée» de l’époque et l’opération «Protective Edge» (littéralement, «coussin de protection») actuelle. Premièrement, il y a un élément déclencheur tragique, dont l’importance est artificiellement grossie. En juillet 2014, il s’agit de l’enlèvement et du meurtre de trois jeunes Israéliens habitant une colonie de Cisjordanie, crime non revendiqué, dont la responsabilité est attribuée sans preuve par le gouvernement de Jérusalem à la hiérarchie du Hamas. Le 3 juin 1982, il s’agit de l’attentat blessant grièvement l’ambassadeur israélien à Londres, dont l’État hébreu rend responsable le Fatah de Yasser Arafat. On sait aujourd’hui que cet attentat fut en réalité commis par Abou Nidal, un groupe palestinien rival, sans doute manipulé par l’Irak de Saddam Hussein. Deuxième similitude: en 1982, quelques roquettes sont tirées depuis le territoire libanais contre le nord de la Galilée, ce qui permet d’invoquer l’impératif de protection de la population israélienne. Troisième similitude, le Likoud est au pouvoir (en 1982, Begin est premier ministre et Sharon ministre de la Défense). Héritier de la doctrine de Vladimir Jabotinsky (officier et intellectuel sioniste mort en 1940), qui prônait la révision (par l’expansion) du territoire de la Palestine mandataire, promise en 1917 par le gouvernement britannique comme «foyer national» pour le peuple juif, le Likoud incarne la droite israélienne peu perméable aux pressions de l’étranger. En 1982, le président américain Reagan prêchait déjà, sans être entendu, la modération à l’État d’Israël. Quatrième similitude, le déploiement par Israël d’une force militaire sans commune mesure avec celle de son adversaire. Cinquième similitude, l’importance du nombre de victimes civiles, car le conflit se déroule dans des zones fortement urbanisées (en 1982, Yasser Arafat avait implanté son quartier général à Beyrouth-Ouest). Sixième similitude, la totale improvisation stratégique israélienne.

Avec le recul, on peut constater qu’Israël n’a pas retiré le moindre avantage stratégique de sa coûteuse aventure militaire de 1982 au Liban. Coûteuse en soldats perdus: 670 tués pendant l’année 1982 ; total qui monte à 1 216 lorsqu’on inclut les pertes de Tsahal jusqu’à son retrait unilatéral du Liban en mai 2000. Coûteuse pour son image dans le monde, après les massacres de Sabra et Chatila, commis par une milice libanaise chrétienne, que Tsahal avait laissée pénétrer dans ces camps de réfugiés palestiniens. Pire, Israël a reculé stratégiquement, car il a suscité, par son occupation d’une partie du territoire libanais, l’émergence d’un nouvel et virulent ennemi: le Hezbollah chiite. Il n’était pourtant pas fatal que la communauté chiite libanaise devînt un adversaire irréductible d’Israël. Lors de leur première entrée dans les villages chiites du Sud-Liban, les tankistes de Tsahal furent accueillis par des jets de fleurs et de grains de riz.

Quel gain stratégique y a-t-il à attendre, pour Israël, de l’opération «Protective Edge» contre Gaza? On n’en voit aujourd’hui aucun. La fin des tunnels? La jeunesse enfermée de Gaza en creusera tant que continuera le blocus aérien, naval et terrestre de son territoire.

Comme après l’invasion du Liban, on peut redouter un recul stratégique pour Israël. Sans le vouloir, l’État Juif a relancé le Hamas, mouvement qui était en perte de vitesse au sein de la population palestinienne. Si Israël avait voulu donner la Cisjordanie au Hamas islamiste (qui contrôle déjà Gaza d’une main de fer), il ne s’en serait pas pris autrement. Depuis une dizaine d’années, Israël n’a strictement rien donné au Fatah, le mouvement palestinien laïc concurrent, qui a pourtant eu le courage de reconnaître officiellement le droit à l’existence d’Israël.

Il y a trois semaines je dînais à Ramallah avec la famille d’un député du Fatah, ministre adjoint pour les Prisonniers au sein de l’Autorité palestinienne. «Qu’est-ce que les Israéliens veulent faire de nous? Ont-ils choisi? Demandez-leur de ma part, car je veux désormais préparer l’avenir de mes enfants!» me dit cet homme raisonnable, amateur de paraboles. «Ils ont quatre options. Premièrement, celle de nous intégrer dans un État binational: en ce cas, je conseillerai à mes enfants matheux de faire des progrès en hébreu, afin d’être admis au prestigieux Technion d’Haïfa. Deuxième option: nous donner un État, auquel cas j’inviterai mes enfants à en bâtir les structures selon de sains principes constitutionnels.Troisième option: nous chasser tous en Jordanie, auquel cas je leur dirai de ne pas s’attacher à leur maison actuelle. Quatrième option: tous nous tuer, auquel cas je leur dirai de faire leurs prières!»

Sur la route du retour vers Jérusalem, j’ai longuement tourné ses arguments dans ma tête, et n’y ai rien trouvé à redire. Israël a bien sûr raison de privilégier la sécurité de ses citoyens. Mais il est aussi grand temps qu’un de ses premiers ministres nous dise, une fois pour toutes, ce que l’État juif envisage comme avenir à long terme pour ce peuple palestinien qu’il maintient sous blocus et sous occupation.

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