Dans un discours resté célèbre, tenu à Strasbourg en novembre 1959, le président Charles de Gaulle s’était écrié : « Oui, c’est l’Europe, depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural, c’est l’Europe, c’est toute l’Europe, qui décidera du destin du monde ! »

Inclure, en pleine guerre froide, une grande partie de l’URSS au sein de l’Europe était pour le moins osé. Mais, comme souvent dans les discours du fondateur de la Ve République, il s’agissait de proposer une vision à moyen et long terme des relations internationales. Le Général est un solide allié du camp occidental – comme il le montrera dans les crises de Berlin et de Cuba en 1961 et 1962 -, mais, sur le long terme, il estime absurde la politique des deux blocs et suggère à l’Europe et au monde de gravir trois grandes marches diplomatiques : « la détente, l’entente et la coopération ».

Pour ce faire, il n’hésitera pas à franchir à trois reprises le rideau de fer, se rendant à Moscou en juin 1966, à Varsovie en septembre 1967, à Bucarest en mai 1968. Cet élan se brisera sur la répression du printemps de Prague par les chars soviétiques le 21 août 1968. L’ambassadeur Zorin sera à sa demande reçu à l’Élysée ce matin-là pour donner les explications officielles de Moscou. Glacial, Charles de Gaulle écoutera debout le diplomate, sans le faire asseoir, sans lui serrer la main, sans lui livrer le moindre commentaire.

Il faudra attendre la fin de la guerre froide pour que le thème revienne sur les bords de la Seine. Lors de sa visite à Paris en juillet 1989, le leader soviétique Mikhaïl Gorbatchev évoque, devant François Mitterrand, l’idée d’une « maison commune européenne ». Il est vrai que le régime moscoutaire a beaucoup changé depuis le coup de Prague. En décembre 1988, Gorbatchev avait dit à la tribune de l’ONU : « Il est bien évident, par exemple, que l’usage de la force et la menace de cet usage ne peuvent plus constituer des instruments de politique extérieure (…), la liberté de choix est un principe universel qui ne doit souffrir aucune exception. »

Dans les deux décennies qui suivent, la Russie ne cessera de se rapprocher de l’Union européenne. Lors du sommet de Saint-Pétersbourg de mai 2003, l’UE, à l’initiative de la France et de l’Allemagne, conclut un partenariat stratégique avec la Russie, reposant sur la mise en place de quatre « espaces communs », dans les domaines de l’économie, de la sécurité intérieure, de la sécurité extérieure, de l’éducation et de la recherche. C’est l’époque où Paris et Berlin se sont opposés ensemble à l’invasion illégale de l’Irak par les Anglo-Saxons (mars 2003).

C’est l’époque où les Allemands et les Français investissent massivement en Russie et où cette dernière devient leur principal fournisseur d’énergie. Certains préconisent alors ouvertement un axe politico-économique Paris-Berlin-Moscou, face à l’aventurisme militaire anglo-américain néoconservateur. L’idée est de proposer aux Européens une alliance continentale, baptisée « eurasiatique », plutôt que s’enferrer dans des relations compliquées avec thalassocraties anglo-saxonnes.

Ces perspectives vont s’effondrer avec l’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014, puis avec l’ingérence russe dans le Donbass de l’été 2014, puis surtout avec l’invasion généralisée de l’Ukraine en février 2022. De « partenaire stratégique » en mai 2003, la Russie devient « une menace directe et durable pour la sécurité européenne » au sommet européen de mars 2022.

L’Europe de l’Atlantique à l’Oural n’adviendra donc pas demain, ni même après-demain. Place à l’Europe de l’Atlantique à la Vistule, structurée par un axe Paris-Berlin-Varsovie. La rencontre entre les leaders des trois grandes puissances continentales à Berlin le 16 mars 2024 a produit une avancée stratégique. À l’heure où l’on craint que l’armée russe ne tente une percée vers Odessa et la Transnistrie, les trois États se sont entendus pour doter ensemble l’Ukraine des moyens – artillerie lourde et missiles de moyenne portée – nécessaires à détruire dans la profondeur les préparations logistiques d’une éventuelle attaque russe.

L’Europe de l’Atlantique à la Vistule a compris qu’il fallait à tout prix éviter de « surexciter » l’adversaire, comme aurait dit de Gaulle, en lui offrant en Ukraine une victoire sur un plateau d’argent. Si Trump revient à la Maison-Blanche en janvier 2025 et s’il se désintéresse alors des affaires européennes, l’axe Paris-Berlin-Varsovie prendra une importance encore plus grande.

Est-ce à dire que le triangle de Weimar se pense comme fondamentalement antirusse ? Certainement pas. Emmanuel Macron a rappelé que le peuple russe n’était pas notre ennemi. L’ambition européenne n’est certainement pas de le jeter dans les bras de la Chine, ce qui serait une erreur stratégique cardinale. Il s’agit simplement, à terme, une fois Poutine parti, d’ancrer ce grand peuple dans ce qui structure la famille européenne, à savoir l’État de droit.

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