« C’est pire qu’un crime, c’est une faute ! », s’écria le conseiller d’État bonapartiste Antoine Boulay de la Meurthe, apprenant l’exécution du duc d’Enghien, le 21 mars 1804, ordonnée par Napoléon, Premier consul. Deux cent vingt ans plus tard, cette phrase s’applique parfaitement à la mort infligée, le 16 février 2024, par le régime autoritaire russe à Alexeï Navalny, qui était son principal opposant depuis douze ans.

Le crime est évident : quel besoin le Kremlin avait-il de transférer Navalny, déjà emprisonné, dans une colonie pénitentiaire loin de Moscou, au nord du cercle arctique, alors qu’on savait sa santé très diminuée depuis son empoisonnement au Novitchok, en 2020 ?

Mais au-delà du meurtre d’un homme sans défense, infligé par un régime qui prétend paradoxalement défendre les valeurs chrétiennes, on a affaire ici à une faute politique. En politique intérieure comme en politique extérieure.

En politique intérieure, cela signale un retour de la Russie aux pratiques staliniennes. Sous Brejnev, on enfermait les dissidents, mais on ne les tuait pas. La dernière personne que l’autoritarisme moscovite ait mise à mort pour raisons politiques est Imre Nagy, l’éphémère premier ministre de Hongrie pendant l’insurrection de Budapest. C’était il y a plus de soixante-cinq ans…

La fable d’une démocratie russe, ou même d’une « démocrature », a vécu. La Russie de Poutine piétine sa propre Constitution. Très peu de signification aura donc le scrutin présidentiel des 15-17 mars prochains, où même le plus modéré des opposants, Boris Nadejdine, n’a pas été autorisé à se présenter. Cet ancien député à la Douma (1999-2003) était vu par le Kremlin comme politiquement dangereux car il fustigeait la guerre à l’Ukraine, décidée sans débat national préalable par Vladimir Poutine, en février 2022.

Les propagandistes du régime prétendent que Navalny n’était politiquement pas significatif en Russie. C’est faux car son combat contre la corruption était réellement populaire.

Aujourd’hui, il est devenu une icône. Car la vertu que les Russes respectent le plus est le cran. Poutine a réussi à éliminer Navalny mais il n’est jamais parvenu à l’intimider. Après avoir été soigné de son empoisonnement en Allemagne, l’opposant eut le courage incroyable de revenir, en janvier 2021, dans son pays natal, sachant les risques qu’il courait.

Navalny a réussi l’exploit de faire changer la peur de camp. Lui, le faible, l’empoisonné, l’emprisonné, il n’a jamais plié. Il n’a jamais cédé à la peur. En revanche, il a visiblement inspiré une peur panique aux hiérarques des services de sécurité russes, pour qu’ils se comportent de manière aussi inhumaine, avec lui et sa famille.

Au début du mois d’août 1940, un tribunal militaire de Vichy avait condamné à mort le général de Gaulle par contumace, espérant faire taire sa voix, qui encourageait les Français à poursuivre leur résistance contre l’ennemi nazi, aux côtés de leurs alliés britanniques. Cela n’a pas marché. La flamme de la résistance de Navalny contre la corruption et pour la liberté en Russie, elle non plus, ne s’éteindra pas. Son épouse, Ioulia a, d’ores et déjà, repris le flambeau. Dans un message diffusé le 19 février 2024, elle reprend une belle phrase que son défunt époux avait coutume d’adresser à ses compatriotes : « Ce n’est pas honteux de faire peu. C’est honteux de ne rien faire ou de vous laisser intimider. » Elle invite les Russes à prendre leur destin en main, afin d’édifier une «Russie pacifique, heureuse, calme, belle ».

Qu’on ne se trompe pas. Le spectre de la haute figure d’Alexeï Navalny, sa dignité et son humour hanteront pendant longtemps les couloirs gris du Kremlin et de la Douma.

En politique extérieure, c’est également une faute flagrante. Depuis quelques mois, Poutine avait réussi à améliorer sa position sur l’échiquier mondial. Son armée avait tenu face aux offensives ukrainiennes de 2023 – elle a même réussi, le 17 février 2024, à s’emparer du bastion d’Avdiivka, à quinze kilomètres au nord-ouest de Donetsk. De la lassitude et des divisions avaient commencé à apparaître en Ukraine, comme chez ses alliés. Dans l’opinion mondiale, les images des ruines de Gaza effaçaient celles de Marioupol. Le maître du Kremlin avait eu droit à un accueil somptueux aux Émirats et en Arabie saoudite. Son interview télévisée par le journaliste et polémiste Tucker Carlson, diffusée sur le réseau X, avait été visionnée par plus de 200 millions de personnes. Manipulé par Trump, le Congrès des États-Unis tergiversait pour aider financièrement et militairement l’Ukraine par le versement d’une subvention record de 60 milliards de dollars.

Et puis patatras. C’est la goutte de brutalité de trop. Maintenant que le destin tragique de Navalny a frappé tous les esprits à travers le monde, il va être très difficile à la Chambre des représentants des États-Unis d’Amérique de ne pas examiner la résolution déjà votée par le Sénat prévoyant un package de 90 milliards d’aide militaire à Israël, à Taïwan, à l’Ukraine. Certes, le speaker de la Chambre est maître de l’ordre du jour de l’Assemblée qu’il préside, mais il ne pourra pas éternellement refuser de tenir compte des désirs de l’ensemble des représentants démocrates et d’une partie non négligeable des représentants républicains, qui sont favorables à continuer d’aider à l’Ukraine.

En fait, l’émouvante histoire humaine de la mort de Navalny a galvanisé, en Occident, l’opposition au régime de Poutine et donc la volonté de poursuivre le soutien à la résistance militaire ukrainienne.

Contrairement à ce qu’on a pu penser au Kremlin, la mort de Navalny ne sera pas pardonnée de sitôt en interne, et gardera longtemps un impact important en externe.

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