Dans une élection pluraliste et transparente, au suffrage universel, Recep Tayyip Erdogan a été réélu à la tête de la Turquie, le 28 mai 2023. Il a démenti tous les sondages – amplement relayés par les médias occidentaux – qui, depuis le début de l’année électorale, le décrivaient à la traîne de son rival social-démocrate, Kemal Kiliçdaroglu. C’est le quinzième scrutin de suite que gagne ce leader islamo-nationaliste, qui réaffecta en 2020 la basilique Sainte-Sophie au culte musulman, après qu’elle eut été transformée en musée en 1934 par Atatürk, soucieux à l’époque de « l’offrir à l’humanité ».
Subissant une inflation au taux de 44 %, le peuple turc aurait très bien pu licencier M. Erdogan pour mauvaise gestion économique. Il aurait également pu lui reprocher ses violations grossières de l’État de droit et l’emprisonnement de centaines de journalistes et d’élus pour délits d’opinion. Il aurait enfin pu censurer sa politique étrangère agressive, au Caucase comme en Méditerranée orientale. Pour sanctionner l’autoritarisme du Frère musulman Erdogan, il suffisait au peuple turc de voter pour Kiliçdaroglu, homme politique à la fois expérimenté, réfléchi, tolérant et pacifique. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait?
Homme aux manières simples s’adressant au peuple depuis sa cuisine, souvent qualifié de « Gandhi turc », Kiliçdaroglu préconisait le retour à un régime parlementaire – dont la réussite historique en Turquie est loin d’être évidente. Il était à la tête d’une coalition hétéroclite de six partis d’opposition, mêlant des kémalistes, des islamistes, des socialistes et des libéraux. Son projet de gouvernement n’était donc pas clair comme de l’eau de roche. Les peuples n’adhérant pas à du doute, les Turcs ont préféré garder Erdogan. Ils ont mis en second sa mauvaise gestion économique, derrière sa stratégie réussie de retour à la puissance. La majorité du peuple est fière qu’Erdogan ait redonné à la Turquie un statut de grande puissance. Elle apprécie de le voir parler d’égal à égal avec les présidents de la Russie, de l’Amérique ou de l’Union européenne. De tout temps, les hommes ont été des êtres culturels avant d’être des sujets économiques. Il n’y a que l’Europe qui a la naïveté de croire que l’économie est l’alpha et l’oméga de la politique.
Les élites intellectuelles occidentales – celles qui lisent encore un livre par semaine et un journal par jour – ne parviennent pas à comprendre pourquoi le nationaliste hindou Narendra Modi est si populaire en Inde et pourquoi le Congrès, qui est le parti de Nehru et de l’indépendance, ne parvient pas à le renverser par les urnes. C’est que le Congrès ne réussit pas à passer au peuple un message clair. Est-il ou non toujours un parti dynastique ? Est-il ou non toujours un parti socialiste non-aligné ? Ce n’est pas clair, il y a du doute. En revanche, le parti BJP a adopté une ligne clairement nationaliste-libérale, privilégiant culturellement la majorité hindoue, et économiquement le marché. En Européens soucieux de l’État de droit et de la réduction des inégalités, nous pouvons le regretter. Mais c’est comme ça : les Indiens de la troisième génération après l’indépendance n’adhèrent plus en masse au Congrès, car les peuples n’adhèrent pas à du doute.
À l’élection présidentielle de 2004, Vladimir Poutine n’a pas eu besoin de tricher. Il a été confortablement réélu, car il incarnait un programme clair : le retour de l’ordre en Russie. Sa popularité a ensuite baissé, pour remonter en mars 2014 lors de l’annexion de la Crimée, terre que la très grande majorité de la population considère comme historiquement russe. Le doute a commencé à gagner la frange la plus instruite de la population russe lors de l’ingérence au Donbass à l’été 2014 et surtout lors de l’agression non provoquée de l’Ukraine en février 2022, sous le prétexte peu crédible de « dénazification ». S’il s’était concentré sur le développement de l’immense Sibérie et sur le renforcement de l’État de droit chez lui – programme on ne peut plus clair et légitime – le président russe aurait conservé intacte sa popularité.
Même dans les plus vieilles démocraties, les peuples n’adhèrent pas à du doute. Le programme gaullien de retour à l’indépendance et à la grandeur de la France a recueilli des succès électoraux qu’on ne retrouvera plus dans la Ve République. Les Américains ont préféré le fier cow-boy Reagan à l’indécis pasteur Carter. Les Britanniques ont rejeté Theresa May, une remainer enragée à appliquer le Brexit. Les Espagnols viennent d’exprimer un vote de rejet du premier ministre socialiste Sanchez, estimant douteuse sa lutte contre le désordre intérieur et le sécessionnisme politique.
Le suffrage universel n’autorise ni la nuance, ni la sophistication des idées. C’est dommage, mais c’est comme ça. Il suffit d’en tenir compte quand on souhaite entrer en politique.
