
Pour donner un visage simple à des mouvances hostiles complexes, travaillées par une vision radicale de l’islam, les Américains ont eu besoin, au cours des trente dernières années, de se fabriquer des ennemis publics numéro 1. Ils ont médiatiquement construit des petits Hitler – qui n’en avaient évidemment pas la puissance. Il y a d’abord eu Mohamed Farah Aïdid en Somalie, puis Oussama Ben Laden en Afghanistan, et enfin Aboubacar al-Baghdadi en Mésopotamie. Ces trois musulmans sunnites avaient incontestablement du sang américain sur les mains. Ils sont aujourd’hui morts. Pour les deux derniers, la vengeance armée des Etats-Unis a donné lieu à tout un théâtre médiatique à la Maison Blanche. La mise en scène de Trump du 27 octobre 2019 n’a fait qu’imiter celle d’Obama du 2 mai 2011.
La starification médiatique de l’ennemi se révèle être une double erreur : elle suscite des vocations dans une jeunesse musulmane politiquement frustrée ; elle laisse croire aux opinions publiques occidentales qu’il suffit de décapiter telle figure symbolique d’un mouvement pour le faire disparaître de la surface de la terre.
A s’en tenir aux grandes messes médiatiques orchestrées par l’exécutif américain, on a l’impression que les islamistes courent de défaites en défaites. Défaite que la chute de Kaboul et la fuite des Talibans le 13 novembre 2001, défaite que la prise de Bagdad le 9 avril 2003, défaite que l’exécution de Ben Laden le 1er mai 2011, défaite que la libération de Mossoul le 9 juillet 2017, défaite que la mort du « calife Ibrahim » de l’Etat islamique, le 26 octobre 2019.
La réalité est bien différente. Malgré cette séquence de défaites médiatisées, les islamistes ne cessent de progresser dans le monde arabo-musulman. Motivées par la volonté de faire le bien de la population en lui apportant démocratie et justice, les coûteuses interventions militaires américaines en terre d’islam, en Somalie (janvier 1993), en Afghanistan (octobre 2001), en Irak (mars 2003), en Libye (mars 2011, en soutien à la France et au Royaume-Uni) n’ont pas réussi à y améliorer concrètement la situation de la population. Elles n’ont pas non plus réussi à y décourager les vocations au djihad d’une jeunesse qui, lasse du gouvernement des hommes, croit naïvement que l’application de la « loi de Dieu » (la charia) est de nature à résoudre tous les problèmes que se posent les sociétés orientales.
Dépourvus de savoir-faire colonial et n’acceptant de faire du « nation building » qu’à moindre coût, les occidentaux sont aujourd’hui désemparés en terre d’islam. Après la deuxième guerre mondiale, ils ont compris qu’il était vain que prétendre gouverner le monde entier et que l’heure était à la décolonisation. Ils ont donc décolonisé. Mais ils ont ensuite cru, à la suite du mouvement néo-conservateur américain, qu’ils avaient le devoir sacré d’apporter à ces peuples nouvellement indépendants les bienfaits des valeurs libérales occidentales. Ils ont essayé de le faire sincèrement, en acceptant même de sacrifier leurs propres soldats dans la poursuite de cette noble cause. Mais ils ont gravement sous-estimé l’enracinement des sociétés qu’ils pénétraient dans un islam traditionnel, où le politique ne saurait être séparé du religieux. Comme ils jugeaient que leur système politique était le meilleur du monde, ils ont pensé que les peuples reconquis l’accueilleraient avec enthousiasme. Ils n’ont pas compris que rares sont les peuples qui acceptent sans broncher que des étrangers, fussent-ils armés des meilleures intentions du monde, débarquent et imposent leur système politique.
En Afghanistan, les talibans ont repris toutes les campagnes. En Mésopotamie, l’idéologie islamiste est loin d’être éradiquée, d’autant plus qu’elle n’est pas réellement pourchassée par le puissant voisin turc, dirigé par un Frère Musulman. En Somalie, les « chebab » islamistes refusent de s’avouer vaincus. En Libye et au Sahel, les katibas islamistes ne cessent de s’enrichir grâce au trafic des êtres humains.
La grande erreur des Occidentaux a été de croire naïvement qu’ils pouvaient jouer un rôle dans la nécessaire réforme de l’islam. Impatients, ils ont même usé de leur supériorité militaire pour ce faire, avant de tomber dans le piège des guerres asymétriques. Au lieu d’aller en Irak, Tony Blair aurait mieux fait de réduire son « Londonistan ».
Les Occidentaux se trompent de croire qu’ils peuvent jouer le moindre rôle dans la réforme des sociétés musulmanes. Celle-ci ne pourra venir que des musulmans eux-mêmes, lorsqu’ils s’apercevront à quelles impasses aboutit le « gouvernement de Dieu » préféré à celui des hommes. En Iran, la jeunesse éduquée a déjà rejeté le « velayat e-faqih » (le gouvernement des savants en religion) instauré par l’ayatollah Khomeiny….