
Débutée le 8 octobre 2019, après un feu vert donné l’avant-veille par le président Trump, l’invasion du nord de la Syrie par l’armée turque ne constitue pas une péripétie militaire supplémentaire dans un Moyen-Orient totalement chamboulé depuis la catastrophique invasion américaine de l’Irak de 2003. Ce n’est pas un incident aux conséquences strictement régionales. C’est un événement crucial qui révèle deux tendances lourdes de la géopolitique contemporaine.
En apparence, on pourrait croire que l’affaire se limite à la volonté du président turc de détruire le Rojava, la région dirigée par les Kurdes syriens anti-islamistes en quasi autonomie depuis sept ans, pour la remplacer par un corridor frontalier de trente kilomètres de large, où seraient relogés les trois millions et demi de réfugiés syriens ayant fui, pour la Turquie, la guerre civile dans leur pays. M. Erdogan traite de « terroristes » les miliciens kurdes syriens progressistes des YPG (Unités de protection du peuple), sous prétexte qu’ils sont idéologiquement proches du PKK (le mouvement autonomiste kurde agissant à l’est de la Turquie, parfois avec des méthodes terroristes). Cette accusation de terrorisme ne tient pas contre les YPG : elles n’ont jamais attaqué le territoire turc, qui les borde par le nord. Pour montrer leur bonne volonté, elles ont même accepté, en juillet 2019, de se retirer de la frontière sur une bande de 4 kilomètres de large, afin que puissent être expérimentées des patrouilles mixtes turco-américaines.
En réalité, cette affaire va beaucoup plus loin. D’abord, elle expose spectaculairement le désengagement de l’Amérique au Moyen-Orient. Pour combattre l’Etat islamique, le Pentagone avait déployé au Kurdistan syrien quelque 1200 soldats des forces spéciales (épaulés par des contingents français et britannique quatre fois moins importants). Après que les YPD eurent résisté héroïquement au siège de Kobané par l’Etat islamique (septembre 2014-janvier 2015), ces soldats occidentaux les ont formées et équipées, afin qu’elles puissent libérer tous les territoires tenus par Daesh. Les aviations occidentales agissaient depuis le ciel mais, à terre, ce sont bien les 70000 Kurdes syriens des YPD qui ont repris les villes tenues par les musulmans fanatiques, comme Raqqa, ville de 200000 habitants, libérée en octobre 2017. Sans la moindre consultation préalable avec les dirigeants occidentaux, le président américain a soudain décidé de retirer ses troupes du nord de la Syrie et de laisser tomber ses alliés locaux.
Au-delà de l’ébranlement de leur alliance militaire avec l’Amérique, les Européens se réveillent avec un vrai problème turc. Le nouveau sultan n’hésite pas à dialoguer avec eux sur le mode du chantage. En public, devant les militants de son parti, M. Erdogan a menacé les dirigeants européens de la manière la plus brutale : « si vous qualifiez d’invasion mon opération anti-terroriste, je vais faire déferler chez vous des millions de réfugiés syriens ! ».
Cela a le mérite d’être clair. Sachant que les pays européens sont confrontés avec de graves problèmes d’intégration de l’immigration musulmane sur leurs territoires, et que leurs dirigeants sont tétanisés à l’idée de la reprise d’un flux comparable à celui de 2015, Erdogan leur rappelle brutalement qu’il contrôle les écluses et qu’il peut à loisir en ouvrir ou en fermer les portes.
Mais il y a plus. M. Erdogan ne se contente pas d’être un nationaliste néo-ottoman. C’est aussi un Frère musulman. L’islamisme ne lui fait pas peur car il est islamiste lui-même. Les Kurdes syriens ne peuvent à la fois combattre l’invasion turque et continuer à garder les camps où étaient enfermés les militants de l’Etat islamique (plus de 100000 êtres humains en comptant les femmes et les enfants). Certains djihadistes, très dangereux pour nous car porteurs de passeports européens, se sont déjà évanouis dans la nature. Donald Trump a dit que ce n’était pas son problème, mais celui des Européens. Peut-on faire confiance à M. Erdogan pour les pourchasser aux fins de les rééduquer dans l’amour des valeurs libérales européennes ? On peut en douter. Lors de tournées sur le sol européen, il a tenu des meetings avec la diaspora turque, sur le mode hommes d’un côté et femmes (voilées) de l’autre. Il n’a jamais prêché l’assimilation à ses compatriotes ayant choisi de vivre en Occident.
La Turquie appartient à l’Otan, un club dont tous les membres, sauf deux, sont européens. Comme elle n’en partage plus les valeurs, combien de temps pourra-t-elle y rester ?
Heureusement, tous les Turcs ne sont pas des Frères musulmans. Beaucoup, tel le nouveau maire d’Istanbul, sont attachés à la laïcité héritée d’Atatürk. Mais tant qu’Erdogan restera au pouvoir à Ankara, l’Europe ne résoudra pas son problème turc.