Faute d’avoir obtenu, après l’avoir maintes fois réclamée, la libération d’un pasteur américain injustement emprisonné depuis vingt-deux mois en Turquie, l’administration Trump vient de prendre des sanctions contre le gouvernement islamo-nationaliste du président Reccep Erdogan. Le 1er août 2018, le Département du Trésor de Washington a sanctionné le ministre turc de l’Intérieur et son collègue de la Justice, responsables de l’arrestation, de la détention sans fondement sérieux, puis du simulacre de première audience judiciaire d’Andrew Brunson, un pasteur marié et père de trois enfants, qui animait très calmement depuis plus de deux décennies une très petite communauté protestante dans la ville d’Izmir (Asie mineure, l’ancienne Smyrne). Le 10 août, le président Trump a pris la décision de doubler les droits de douane sur les importations d’acier et d’aluminium en provenance de Turquie. Cette mesure punitive symbolique – une première contre un allié de l’Otan – eut pour impact immédiat d’inquiéter les investisseurs turcs et étrangers et donc de faire décrocher la livre turque, qui perdit plus de 20% de sa valeur en une seule séance de la Bourse.

Aussitôt, le président Erdogan accusa les Etats-Unis d’avoir poignarder la Turquie dans le dos, stupéfait de voir les Américains « privilégier le sort d’un prêtre par rapport à celui d’une alliance stratégique ». Héritage de la guerre froide, la Turquie est en effet membre de l’Otan depuis 1952, bien qu’elle ait peu partagé et qu’elle partage de moins en moins les idéaux démocratiques des membres de l’Alliance atlantique.

Le nouveau sultan essaie actuellement d’élaborer un chantage à l’Otan, expliquant urbi et orbi qu’il peut trouver d’autres puissants partenaires stratégiques. Si c’est à la Russie qu’il songe, ce ne sera pas pour lui un parcours semé de roses. Il lui faudra préalablement avaler une grosse couleuvre diplomatique, et accepter telle qu’elle est la Syrie baasiste de Bachar al-Assad. A partir de 2012, Erdogan a fait tout ce qu’il a pu pour provoquer la chute d’Assad. Il a même accepté que le territoire turc serve de sanctuaire aux unités islamistes – dont celles d’Al Qaïda et de l’Etat islamique – partant combattre pour arracher Alep au gouvernement syrien. C’est seulement en 2016, quand ces djihadistes, aux exigences toujours croissantes, ont mordu la main qui les avait nourris (en organisant des attentats meurtriers sur le territoire turc), qu’Erdogan s’est mollement retourné contre eux. Pourquoi « mollement » ? Parce que les forces turques ont toujours privilégié la lutte contre les autonomistes kurdes du PKK, avec qui Erdogan avait conclu une trêve en 2013, pour la rompre unilatéralement en 2015.

Reccep Erdogan et Vladimir Poutine ont bien sûr de possibles terrains d’entente. Tous deux affectionnent les « démocratures », ces régimes qui pratiquent l’élection du président au suffrage universel, mais où l’Exécutif écrase ensuite à sa guise le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, sans parler du prétendu « quatrième pouvoir » médiatique, complètement réduit à quia. Tous deux se sentent méprisés, voire maltraités par les Occidentaux, après avoir plus ou moins sincèrement tenté de se rapprocher au début de ce millénaire. Tous deux estiment que l’Amérique n’a plus sa place au Moyen-Orient. Mais ils entretiennent deux graves domaines de divergence. Le premier est Israël : le Russe aime l’Etat hébreu et admire les réalisations du sionisme, alors que le sultan néo-ottoman l’attaque de plus en plus, dans l’espoir d’apparaître comme le grand défenseur des musulmans sunnites à travers la planète.

La seconde fracture idéologique entre Erdogan et Poutine porte sur la religion. Celui-ci croit à la liberté religieuse, jusqu’à donner aux musulmans de Russie une immense mosquée en plein Moscou. Celui-là, Frère Musulman, a entrepris de détruire la laïcité en Turquie, qui est pourtant un héritage de Mustapha Kemal, le père de la nation moderne, qu’il parvint à bâtir sur les cendres de la défaite ottomane lors de la première guerre mondiale. Les Russes n’ont pas oublié qu’avant 1914, plus de la moitié de la population de Constantinople était chrétienne. Ils ne se résoudront jamais à voir les chrétiens persécutés sur la terre natale de Saint-Paul de Tarse.

C’est pourtant ce qui est en train de se produire à nouveau. Car quel est le crime du pasteur Andrew Brunson, si ce n’est avoir voulu pacifiquement témoigner de sa foi chrétienne ? On l’a d’abord accusé d’être un partisan de Fethullah Gülen, ce prédicateur musulman turc, créateur d’un réseau d’écoles islamiques, qui fut d’abord l’ami puis le rival d’Erdogan. Ce dernier l’accuse d’avoir été l’inspirateur du coup d’Etat manqué de juillet 2016. Gülen est réfugié en Pennsylvanie, et la justice américaine refuse de l’extrader vers la Turquie, faute d’avoir obtenu d’Ankara un dossier criminel sérieux contre lui.

Les policiers et les procureurs du régime d’Erdogan ont ensuite accusé le pasteur Brunson d’être un sectateur du PKK kurde, parti ayant conservé une idéologie marxiste-léniniste. Ils ont ensuite essayé de le traiter comme un espion américain. Comme toutes ces pistes ne donnaient rien, qu’ont-ils finalement retenu comme grief ? Que par son prosélytisme chrétien, le pasteur faisait partie d’un complot visant à diviser la nation turque… On croit rêver. Après que les Arméniens ont été massacrés en 1915 et que les Grecs ont été chassés d’Asie mineure en 1923, il ne reste plus beaucoup de chrétiens sur cette terre, qui fut, il y a deux mille ans, la première à être évangélisée après la Palestine. En Turquie, les chrétiens ne représentent guère plus que 1% de la population.

Pour vivre dans la paix et la prospérité, le Moyen-Orient ne peut pas se passer de tolérance religieuse. L’islamo-nationalisme d’Ergogan refuse de l’entendre. Son gouvernement n’a toujours pas reconnu la réalité du génocide arménien, qui est pourtant un fait historique incontestable (dont les consuls généraux américains furent à l’époque les témoins effarés). Donald Trump n’a pas l’intention de sacrifier le pasteur sur l’autel du partenariat stratégique avec la Turquie. Il a raison. Car les alliés qui ne partagent pas les mêmes valeurs que vous finissent systématiquement par se retourner un jour contre vous.

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