Les années 1990 représentèrent une décennie stratégique en or pour l’Occident, c’est-à-dire pour le couple Amérique du Nord-Europe, dont le mariage – de raison sinon d’amour – remontait à la fin de la seconde guerre mondiale. Voici un petit ménage qui venait de gagner la guerre froide et à qui la Chine, la Russie, l’Inde – rien de moins – aspiraient officiellement à ressembler. Monsieur Amérique et Madame Europe – entre qui il n’y avait aucun nuage -, parcouraient agréablement la planète en donnant, à droite et à gauche, des leçons d’économie de marché et de droits de l’homme. Partout ils étaient écoutés avec respect. Quiconque s’avisait de les défier était promptement ramené à résipiscence. C’est une décennie qui commença sur une guerre (contre l’Irak qui avait avalé le Koweït) et qui s’acheva sur une autre (contre la Serbie qui tentait de garder le Kosovo). Dans les deux cas, ayant réuni de larges coalitions armées, et n’ayant suscité qu’un filet de critiques diplomatiques ou médiatiques, l’Occident fit prévaloir ses vues stratégiques en moins de six mois d’opérations militaires. Lorsqu’on aborda le nouveau millénaire, il était entendu par tous que c’était désormais l’Occident, vainqueur du nazisme puis du communisme, qui fixait ses valeurs et ses lois au monde entier ; un philosophe américain avait résumé la situation en parlant de « fin de l’Histoire ».
Mais tout changea au début du XXIème siècle, à cause de la surréaction que provoqua chez les dirigeants américains les attentats islamistes du 11 septembre 2001. Le nouveau concept stratégique de « guerre préventive », forgé par les néo-conservateurs autour de George W Bush, et appliqué à l’Irak dès mars 2003, eut deux conséquences cruciales : il introduisit un coin entre l’Amérique et la vieille Europe ; il suscita une vive méfiance anti-washingtonienne dans toutes les nations non-occidentales.
Depuis ce viol flagrant de la Charte des Nations Unies, force est de constater que le leadership de l’Occident sur le monde n’a cessé de s’effriter. L’Occident parle, ordonne, tempête, bombarde, mais les réalités géopolitiques se dérobent à lui de plus en plus. Comme si le destin de la planète cherchait progressivement à lui échapper.
Dans le monde arabo-musulman, la perte du leadership occidental est frappante. En Libye, où les puissances occidentales intervinrent militairement en mars 2011, aucune de leurs valeurs ne s’applique : on est revenu à une société de tribus et de trafics, qui a même renoué avec l’esclavage. Au Mali, où la France est militairement présente depuis janvier 2013 pour y pourchasser les djihadistes, le pays n’a pas fait le moindre progrès dans sa reconstruction politique. Les Touaregs du Nord et les Noirs du Sud refusent toujours de travailler ensemble.
Au Moyen-Orient, les Américains sont toujours capables de montrer une force militaire jupitérienne (comme ils l’ont fait le 8 février 2018 en Syrie, sur les rives de l’Euphrate, pour protéger leurs amis kurdes contre des milices chrétiennes pro-Bachar Assad, accompagnées de mercenaires russes, prêts à s’emparer d’un lucratif site gazier). Mais, en dehors du combat contre l’Etat islamique, ils ne développent aucune vision stratégique innovante, capable de stabiliser la région. Sur le long terme, leur influence au Levant et en Mésopotamie décroît face au nouvel axe qui se met en place entre la Turquie, l’Iran et la Russie.
Sur l’Afrique noire, Barack Obama avait très justement dit qu’elle avait davantage besoin d’institutions fortes que d’hommes forts. Il n’a malheureusement pas été entendu. Refusant d’écouter les avis des Occidentaux, les présidents s’accrochent à leur pouvoir, quitte à se faire financer par une Chine qui n’a pas le moindre état d’âme.
Sur ses frontières nord-est, l’Occident n’a pas réussi à ramener les Russes dans la famille européenne, à laquelle ils appartiennent pleinement de par leur culture. Les Ukrainiens vouent un culte aux Occidentaux, mais demeurent les pires élèves de la planète quand il s’agit d’appliquer la notion occidentale d’Etat de droit.
En Asie, le président chinois Xi-Jinping conduit une stratégie à long terme de contrôle absolu, sur mer et sur terre, de ses routes commerciales. C’est de bonne guerre économique pourrait-on dire. Mais où est la contre-offensive occidentale ?
La relation transatlantique ne cesse de s’effriter. L’Amérique demande aux Européens de se réarmer, mais elle prend soin de garder leurs industries militaires sous sa dépendance juridique et technologique.
L’Union européenne étale sa faiblesse, incapable de faire respecter ses frontières et de protéger son industrie. Ses membres sont divisés entre les fédéralistes et les partisans de l’Europe des patries.
L’addition d’une Europe faible et d’une Amérique sans vison mondiale nous précipite vers l’impuissance stratégique de l’Occident.