Dimanche 31 mai 2015 en fin d’après-midi, les programmes de la télévision d’Etat libyenne furent soudain interrompus par un communiqué officiel du gouvernement de Tripoli. Côte à côte, le premier ministre, le ministre de l’intérieur et le chef d’état-major déclarèrent solennellement une guerre sans merci à l’organisation « Etat islamique ». Daech (son acronyme en arabe) avait en effet le matin même envoyé une voiture suicide contre l’un des deux barrages de police contrôlant les entrées routières vers le grand port de Misrata (200 kms à l’est de Tripoli). L’explosion fut si violente que le véhicule se désintégra entièrement, projetant tout autour d’innombrables éclats, tranchant comme des rasoirs, tuant cinq hommes sur le champ. La population de cette ville, qui avait su résister victorieusement à tous les assauts de l’armée de Kadhafi lors de la Révolution du printemps 2011, se mobilisa aussitôt pour nettoyer le lieu, comme si rien ne s’était passé. « Ils ne parviendront jamais à nous intimider. Ces djihadistes sont le mal absolu, mais nous finirons par les vaincre », me confiait, sur place un jeune commerçant, parlant un anglais fort correct. « Leur but est évidemment de nous déconnecter du reste du monde méditerranéen », s’inquiétait ce citoyen d’une ville musulmane conservatrice, mais ayant pratiqué le négoce maritime depuis des temps immémoriaux.

L’intérêt de cette déclaration solennelle du gouvernement de Tripoli réside dans son appel à l’union sacrée de tous les Libyens dans la lutte contre Daech. Car, depuis février 2014, le pays a perdu le peu d’unité nationale qui lui restait après le renversement de la dictature de Kadhafi à la fin du mois d’août 2011. Invoquant la lutte contre le djihadisme, un ancien général du régime déchu, du nom de Belkacem Haftar, se livra, le 14 février 2014, à un pronunciamiento contre le Congrès général national, organisme législatif élu en juillet 2012 pour remplacer le Conseil national de transition (CNT) issu de la Révolution commencée par l’insurrection de Benghazi de février 2011. Le général Haftar prit bientôt le contrôle de toute la Cyrénaïque. A l’été 2014, le divorce était consommé entre la Tripolitaine (ouest du pays) et la Cyrénaïque (est), tandis que le Fezzan (sud) tombait sous la coupe de ses tribus noires Toubous. Des élections eurent lieu, mais la majorité des membres du nouveau Congrès refusa de se réunir à Tripoli, pour se réfugier à Tobrouk, ville portuaire proche de la frontière égyptienne. Géopolitiquement, le gouvernement de Tripoli penche vers la Turquie et le Qatar, tandis que le gouvernement de Tobrouk, appuyé sur le bras armé du général Haftar, reste très proche du maréchal al-Sissi, président de l’Egypte. Le gouvernement de Tobrouk est le seul à être reconnu par la communauté internationale. Conduite par un diplomate espagnol, une médiation de l’Onu ne parvient toujours pas à réconcilier les rivaux de Tripoli et de Tobrouk. A côté de l’embrouillamini libyen, la France des Armagnacs et des Bourguignons paraît d’une limpidité cristalline.

Est-ce à dire que nous ne devrions plus nous intéresser à ce pays compliqué et tumultueux ? Non. Nous ne pouvons nous payer le luxe d’une confortable indifférence, après avoir fait preuve, en 2011, d’une ingérence insuffisamment réfléchie. Les côtes libyennes sont trop proches des nôtres pour se permettre une politique de l’autruche. Nous ne réussirons à gagner notre combat contre ces deux cancers que représentent le djihadisme islamique et le trafic d’êtres humains – dont le territoire libyen est devenu le grand réceptacle – qu’en nouant le maximum d’alliances locales.
Nous n’entretenons aucune relation avec le gouvernement de Tripoli, alors qu’il réclame notre coopération technique (notamment sur le plan des images satellitaires) dans la chasse qu’il fait aux trafiquants d’êtres humains et aux katibas islamistes. Nous ignorons un partenaire potentiellement utile, par fétichisme de la démocratie. En tant que Français, il est ridicule de prendre parti dans les querelles politiques libyennes opposant la Cyrénaïque à la Tripolitaine. En attendant le jour où la Libye pourrait retrouver son unité, il nous faut travailler avec tous les responsables de bonne volonté, quelles que soient leurs idéologies, quelles que soient leurs origines ethniques, pourvu qu’ils se déclarent prêts à coopérer avec nous dans nos combats contre le fanatisme djihadiste et contre l’indigne trafic des Africains pauvres.

Face au problème libyen, sachons être pragmatiques ! Travaillons à la fois avec le général Haftar et avec le gouvernement de Tripoli ! Essayons inlassablement de les réconcilier ! Il en va de notre intérêt à long terme. Tous les voisins de la Libye (Tunisie, Algérie, Egypte, Niger, Tchad) sont actuellement des amis et des partenaires stratégiques de notre pays. Last but not least, notre ingérence militaire de 2011 nous oblige moralement à redonner à la population libyenne un minimum de tranquillité.

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