Le 6 décembre 2014, de retour d’un voyage officiel au Kazakhstan, le président François Hollande s’est arrêté à l’aéroport de Moscou, pour s’entretenir longuement avec le président Vladimir Poutine de la crise en Ukraine orientale. L’idée du président français, devenu de facto le premier négociateur entre l’Occident et la Russie, était de redonner vie au protocole de Minsk (signé en septembre 2014 par le gouvernement de Kiev et les rebelles prorusses), qui avait institué un cessez-le-feu et le gel des positions militaires. Dans la foulée de sa rencontre avec François Hollande, le président russe a reconnu l’intégrité territoriale de l’Ukraine. La télévision d’Etat russe n’a plus qualifié les zones sécessionnistes du bassin du Don contrôlées par les rebelles prorusses de « républiques populaires » de Donetsk et de Lougansk. Elle a préféré utiliser le mot d’ « oblast », terme administratif désignant les régions en Ukraine. Les leaders politiques des rebelles ont déclaré être intéressés par une solution fédérale « à l’allemande ». L’armée russe s’est retirée d’une position qu’elle contrôlait au nord de l’isthme menant à la Crimée. 150 soldats ukrainiens ont été libérés, dans le cadre d’un échange de prisonniers, contre 225 rebelles séparatistes prorusses. Les duels d’artillerie ont pratiquement arrêté de part et d’autre de la ligne de cessez-le-feu instituée par les accords de Minsk.
Ces différents signaux sont positifs. Mais sont-ils suffisants pour annoncer le début d’un réel règlement de paix en Ukraine orientale ? Il y a aujourd’hui deux théories sur la question. Celle de l’Elysée est que Poutine, séduit par la facilité de son annexion de la Crimée, ivre de la montée en flèche de sa popularité en Russie, s’est laissé entraîner, par les éléments les plus nationalistes de son entourage, dans le mouvement séparatiste du bassin du Don. Il aimerait aujourd’hui s’en dégager, à cause du poids exercé par ces régions pauvres sur le budget de l’Etat russe et du risque que font courir les sanctions occidentales à toute l’économie de la Russie. Pour le bien de tout le Continent européen, et de l’Ukraine en premier lieu, l’Union européenne devrait tout faire pour extraire Poutine du sable mouvant sur lequel il s’est aventuré.
La seconde théorie, qui est celle du premier ministre ukrainien Iatseniouk, est que Poutine a une stratégie ancienne d’obtenir par tous les moyens la soumission de l’Ukraine à la Russie et qu’il n’a donc aucune intention de rendre aux autorités de Kiev les zones contrôlées par les rebelles prorusses, qui restent pour lui un instrument idéal de pression et de chantage. Toute négociation avec lui est vouée à l’échec, car il ne comprend que le langage de la force. L’Ukraine doit donc renforcer son armée et tout faire pour être un jour admise dans l’Otan.
Partisan d’une ligne moins dure, moins atlantiste, le président Porochenko estime, comme François Hollande, que la négociation avec Poutine vaut le coup d’être tentée. Pour qu’elle réussisse et qu’elle aboutisse à un règlement de paix définitif, quatre obstacles importants devront être surmontés : comment désarmer les milices ; comment réintégrer les séparatistes dans la communauté ukrainienne ; comment lever les sanctions contre la Russie ; comment traiter la question résiduelle de la Crimée ?
1) Comment désarmer les milices ?
Les deux côtés ont leurs milices. Du côté ukrainien, il y a par exemple le bataillon Dnipro, créé et financé par l’oligarque Igor Kolomoysky, gouverneur de la grande région industrielle de Dniepropetrovsk, ou le bataillon Aïdar, où se sont enrôlés dès le printemps 2014 les militants les plus nationalistes de la révolution de Maïdan (novembre 2013-février 2014). Théoriquement placés sous l’autorité de l’état-major de Kiev, ces bataillons pourront être démantelés sans trop de difficulté, car il restera à leurs recrues la possibilité de poursuivre leur engagement politique dans leurs régions d’origine.
Le désarmement des milices séparatistes prorusses posera davantage de difficultés. Ce sont en effet des bandes peu organisées, indisciplinées, souvent rivales entre elles. Leur recrutement mélange chômeurs idéalistes, cosaques nostalgiques de l’Empire russe et voyous prédateurs. Quel destin pour eux après la guerre ? Le protocole de Minsk prévoit un retrait de toutes les armes lourdes à 15 kms de part et d’autre de la ligne de cessez-le-feu. Ce ne sont pas les observateurs de l’OSCE, que personne ne craint en Ukraine, qui pourront obliger les rebelles prorusses à rapporter vers l’arrière leurs mortiers lourds et leurs orgues de Staline. Poutine osera-t-il ordonner à des officiers russes de procéder à ce nettoyage ? Il n’a pas montré jusqu’ici sa capacité à contrôler dans le détail les actes des militants se réclamant de lui. En 1922, la paix en Irlande n’a été possible qu’en raison de la main de fer du président du gouvernement provisoire Michael Collins, exercée contre ses camarades indépendantistes jusqu’au-boutistes. Dans l’histoire des conflits humains, les accords de paix n’ont tenu qu’après ménage fait dans chacun des camps.
2) Comment réintégrer les séparatistes dans la communauté ukrainienne ?
En Crimée, la population se sent majoritairement russe. Ce n’était pas le cas dans les oblast de Donetsk et de Lougansk au printemps 2014. Même si beaucoup de ces résidents russophones n’éprouvaient pas de sympathie particulière pour les manifestations de Maïdan, ils ne sentaient fondamentalement ukrainiens. Les bombardements indiscriminés des zones rebelles par l’armée ukrainienne à l’été 2014 ont provoqué, dans la population civile, un sentiment de rejet envers Kiev. Ce dernier est maintenu depuis que le gouvernement ukrainien ne paie plus les pensions dans les zones qu’il ne contrôle pas. En conformité avec le protocole de Minsk, le gouvernement de Kiev a pris les dispositions législatives capables de favoriser la réintégration des séparatistes (qu’il persiste malheureusement à qualifier de « terroristes »). Une loi d’amnistie a été votée ainsi qu’une autre accordant un « statut spécial » aux deux régions actuellement sécessionnistes. Les autorités de Kiev se méfient du concept de « fédéralisme », car ils soupçonnent les prorusses de poursuivre un statut d’autonomie complète, à l’image de la République Serbe en Bosnie-Herzégovine.
Autre problème : avec qui négocier ce « statut spécial » ? Kiev ne reconnaît pas la légitimité du scrutin organisé le 2 novembre 2014 par les séparatistes. Comme le gouvernement central ukrainien ne considère pas Alexander Zakhartchenko et Igor Plotiniski (élus respectivement présidents des « Répu biques » de Donetsk et de Lougansk) comme des interlocuteurs valables pour discuter d’un éventuel statut spécial, il veut organiser ses propres élections. La Russie estime valable le scrutin du 2 novembre : elle ne fera donc rien pour favoriser une nouvelle consultation. La seule solution qui reste serait de prendre les représentants élus lors des élections de 2012, bien avant que ne commence cette crise.
3) Comment lever les sanctions contre la Russie ?
Si la Russie fait preuve de bonne volonté au cours des prochaines semaines ; si elle parvient à imposer la présence des observateurs de l’OSCE sur la ligne de front ainsi que sur les 407 kilomètres de frontière russo-ukrainienne non contrôlés par les garde-frontière de Kiev ; si elle provoque le retrait des armes lourdes ; si elle encourage les séparatistes sur la voie d’un fédéralisme qui ne soit pas antagoniste, alors il faudra la récompenser. On ne peut à la fois demander l’aide de la Russie pour ramener la paix en Ukraine et maintenir contre elle des sanctions commerciales. Heureusement, l’actuel système de sanctions européennes (sur lesquelles s’alignent les sanctions américaines) n’obéit pas au modèle si rigide s’appliquant à l’Iran. Dans le cas des sanctions financières s’appliquant à la République islamique, il faut une unanimité au Conseil européen pour les lever. Dans le cas de la Russie, il faut que le Conseil les renouvelle à l’unanimité le 31 juillet 2015. Cela change tout. On peut très bien imaginer une Russie exempte des sanctions les plus dures (qui sont celles qui empêchent les banques russes de se refinancer sur les marchés occidentaux) dès l’été prochain.
4) Comment traiter la question résiduelle de la Crimée ?
Il ne faut pas se faire d’illusion : la Russie ne rendra jamais la Crimée à l’Ukraine. L’annexion de la péninsule a beaucoup plus choqué le monde extérieur sur la forme que sur le fond. En privé, la plupart des dirigeants occidentaux reconnaissent que fondamentalement russe est le port de Sébastopol, ville fondée par la Grande Catherine en 1782, défendue avec héroïsme par l’armée russe contre les armées franco-britanniques en 1854 et contre l’armée allemande en 1941. Mais, sur la forme, aucun Etat occidental – si on oublie le précédent du Kosovo – ne peut admettre un changement de frontières par la force. Tant que n’aura pas été trouvé un arrangement officiel entre Kiev et Moscou sur la Crimée (que Kroutchev donna par décret à l’Ukraine en 1954), les diplomates occidentaux n’auront pas le droit de se rendre sur le territoire de la péninsule annexée. A l’époque soviétique, la France traitait ainsi le territoire des pays baltes, dont Paris avait refusé l’annexion après le pacte germano-soviétique d’août 1939.
Les investissements européens y seront interdits, comme ils le sont aujourd’hui dans les territoires palestiniens occupés par Israël. Espérons simplement que le règlement de la crise ukrainienne ne s’éternisera pas aussi longtemps que le « processus de paix » au Proche-Orient !