À cause des conflits qui se prolongent en Ukraine et au Proche-Orient, la guerre est revenue quotidiennement sur nos écrans de télévision et à la une de nos journaux. Dieu soit loué, la perspective d’une troisième guerre mondiale semble cependant s’éloigner, les grandes puissances nucléaires conservant un minimum de tempérance.

Mais si les terres et les océans de notre planète ne sont pas redevenus des champs de bataille prêts à avaler le sacrifice de millions de jeunes hommes, comme lors des guerres mondiales de 1914-1918 et de 1939-1945 ; si l’ONU continue son rôle de forum de discussions entre les nations ; si la violence militaire demeure régionalement circonscrite ; il n’en demeure pas moins qu’on assiste actuellement au retour d’un choc mondial : celui des mémoires.

La manifestation la plus flagrante de ce choc mondial des mémoires nous a été récemment donnée par le gouvernement sud-africain. Le 29 décembre 2023, il a saisi la Cour internationale de justice de La Haye, la plus haute juridiction de l’ONU, pour accuser Israël de commettre un « génocide » à Gaza contre la population palestinienne. Aux yeux des autorités de Pretoria, Israël viole la convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide. C’est un traité de droit international qui fut approuvé à l’unanimité par l’Assemblée générale des Nations unies en décembre 1948. Son inspirateur fut Raphael Lemkin, juriste américain d’origine juive polonaise, qui créa pendant la Seconde Guerre mondiale le néologisme « génocide », et l’appliqua à l’Holocauste pendant le procès de Nuremberg.

Le retournement sémantique est inouï : voici que la nation génocidée devient génocidaire. Le plus étonnant est que cette rhétorique a remarquablement bien marché à travers la planète. Elle a été partagée non seulement par la plupart des pays du « Sud global » – les États de l’ancien tiers-monde, qui restent neutres dans le conflit russo-ukrainien, et qui ne supportent plus les leçons de morale occidentales -, mais aussi par une partie significative des jeunesses étudiantes des universités américaines, françaises, britanniques, allemandes, espagnoles. « De la rivière à la mer, la Palestine sera libre ! », chantent-ils dans leurs manifestations contre Israël. Libre de qui ? Des Juifs. Ces étudiants, liés idéologiquement ou ethniquement au « Sud global », associent désormais le sionisme au colonialisme, ce dernier restant à leurs yeux le grand crime des sociétés occidentales.

Saisie en urgence, la Cour de justice de La Haye a rendu son arrêt le 26 janvier 2024. Sans ordonner de cessez-le-feu à Israël, la Cour a demandé au gouvernement de Jérusalem des mesures immédiates et efficaces pour permettre l’entrée de l’aide humanitaire à Gaza. Ils ont également exigé de l’État hébreu de « prévenir et punir » toute incitation génocidaire. Pour l’ANC, au pouvoir en Afrique du Sud, toute cette opération judiciaire, mondialement médiatisée, est un succès. Elle détourne en effet l’attention des citoyens sud-africains des échecs socio-économiques locaux, pour leur présenter un leadership actif au plan international – comme à l’époque de la lutte contre l’apartheid -, capable de produire un narratif séduisant non seulement le continent africain mais aussi les peuples musulmans du Moyen-Orient et d’Asie.

Le choc mondial des mémoires existe ailleurs, mais il est flagrant dans le cadre du conflit israélo-palestinien. Pour les Occidentaux, la Shoah est le grand crime historique par excellence. Comment six millions d’êtres humains innocents ont-ils pu être massacrés, sur le territoire européen, par des Européens, reste le grand mystère, la grande tache, d’une civilisation occidentale judéo-chrétienne millénaire. Le pogrom géant du 7 octobre 2023, commis par les Frères musulmans du Hamas contre une population israélienne pacifique, vivant à l’intérieur des frontières internationalement reconnues d’Israël, a ravivé chez les Occidentaux le souvenir traumatisant de la Shoah. D’où leur soutien inconditionnel à l’opération militaire israélienne à Gaza à ses débuts.

Chez les Arabes et les autres peuples du « Sud global », le traumatisme historique absolu, c’est la colonisation européenne, même si cette dernière ne s’est pas toujours faite à coups d’enfumades, de sacs du Palais d’Été, ou de travail forcé. La « Nakba » (la « catastrophe » de l’expulsion de 700.000 Palestiniens de leur terre natale en 1948) est vue par eux comme un simple épisode du colonialisme européen. Pourquoi ne pas avoir créé ce sanctuaire juif sur le territoire du Troisième Reich allemand, coupable de l’Holocauste, demandent-ils ?

La seule manière de combattre le délétère choc mondial des mémoires est de favoriser l’écriture d’une histoire inspirée par les faits et non par l’idéologie. C’est tout à l’honneur des universités israéliennes – qui sont indépendantes du pouvoir politique – d’avoir su produire une histoire contemporaine qui ne cache rien des responsabilités de Ben Gourion dans la Nakba. On aimerait qu’un tel effort soit également poursuivi par les universités du « Sud global », concernant les crimes commis par les différents mouvements de « libération nationale » des années 1950 et 1960.

Laisser un commentaire