Le Conseil affaires étrangères de l’Union européenne (UE), qui se tiendra le lundi 22 février 2021 à Bruxelles, sera dédié aux relations qu’elle doit construire avec la Russie. C’est dans cette enceinte que le Haut Représentant européen pour les affaires étrangères rendra compte des résultats de son déplacement à Moscou du vendredi 5 février. L’Espagnol Josep Borrell y était allé notamment pour demander la libération de l’opposant Alexeï Navalny, qu’un tribunal moscovite vient de condamner à deux ans et huit mois de prison ferme, sans qu’il ait commis le moindre délit réel. Devant la presse, le ministre russe des Affaires étrangères avait fait la leçon au Haut Représentant. Sergueï Lavrov avait fustigé l’« exceptionnalisme » des Occidentaux qui, selon lui, s’arrogent le droit de s’ingérer, comme ils veulent et quand ils veulent, dans les affaires intérieures des autres pays. Le même jour, son ministère expulsait trois diplomates européens (un Allemand, un Polonais et un Suédois) ayant été vus dans les foules manifestant en faveur de Navalny. Tous les médias européens titrèrent sur « l’humiliation » subie par Borrell.
Il y a donc fort à parier que le Conseil des ministres européens du 22 février sera en grande partie consacrée à Navalny et à la question des droits de l’homme en Russie. Cet élégant avocat de 44 ans, fondateur de la Fondation contre la corruption, a trois qualités qu’apprécie beaucoup la jeunesse des grandes villes russes. D’abord, il est courageux, physiquement et intellectuellement. Ensuite, c’est un opposant éloquent et efficace, un génie de l’activisme sur les réseaux sociaux, qui se concentre sur les points faibles des hiérarques russes, à savoir leur enrichissement indu. Enfin, c’est un nationaliste, qui juge par exemple que la Crimée est une terre russe. Le maladroit acharnement contre lui de l’appareil sécuritaire russe (hier l’empoisonnement, aujourd’hui l’emprisonnement) lui a conféré une aura de martyr et une célébrité planétaire. Navalny ne cache pas son ambition de devenir président de Russie. S’il parvient un jour au Kremlin, s’y montrera-t-il plus démocrate que Poutine ? C’est possible. Mais ce n’est pas certain.
Certains pays européens (la Pologne, la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie) aimeraient bien que l’UE impose de nouvelles sanctions à la Russie sur le dossier des droits de l’homme. Dès lors, la seule question que nous, Européens, devrions nous poser est la suivante : cette stratégie punitive a-t-elle la moindre chance de marcher avec la Russie ? Va-t-elle y faire progresser les droits de l’homme ? La réponse est non. Dans leur histoire, les Russes ont toujours eu horreur que des Etats étrangers leur fassent la leçon et prétendent leur imposer de l’extérieur leur manière de penser ou d’agir. Il n’est d’ailleurs pas sûr que la campagne actuelle de pressions de l’UE à l’égard de la Russie serve les intérêts de Navalny. Car elle donne des arguments à la propagande du régime, qui cherche à le présenter comme un agent des puissances étrangères (ce qu’il n’est pas). Il est naturel que médias et ONG soutiennent Navalny, opposant courageux et injustement condamné. Il est contreproductif que les Etats le fassent à coups de sanctions.
La politique de l’UE à l’égard de la Russie devrait être dictée par ses intérêts et non par ses émotions. L’Allemagne a raison de vouloir achever la construction du gazoduc Nord Stream 2, qui la relie directement, par la mer Baltique, aux réserves de gaz russe. Pourquoi devrait-elle payer son gaz 35% plus cher, en achetant du gaz de schiste américain ? La France a eu tort de renoncer à livrer, en 2015, les navires de transport militaire que la Russie lui avait commandés. Si nous voulons progressivement tirer les Russes vers nos valeurs européennes, il faut commercer avec eux, pas les sanctionner !
En revanche, le réalisme nous impose d’être intraitables avec les Russes lorsqu’ils nous agressent chez nous. C’est ce qu’ils font en tolérant sur leur sol la prolifération des pirates informatiques. Les ransomwares venus de Russie connaissent une croissance exponentielle en Europe. Ces logiciels sont capables de bloquer toutes les données d’un réseau informatique. Pour les débloquer, les détenteurs du réseau doivent payer une rançon. Cela ferait sens de dire aux Russes que les entreprises européennes ne pourront plus faire de commerce avec eux s’ils persistent à tolérer chez eux des actes de piratage contre elles.
La doctrine française de la cyberguerre ne connaît que des mesures défensives. C’est un tort. Paralyser secrètement une grande institution russe pourrait faire passer un message clair au Kremlin. Face aux Russes, sachons être durs là où ça nous est utile. Mais, tant que se maintient le respect réciproque de la souveraineté des nations, abstenons-nous d’endommager le commerce qui, de tous temps, les a rapprochées.