L’assassinat, sur une route à l’est de Téhéran, le 27 novembre 2020, du père du programme nucléaire iranien, Mohsen Fakhrizadeh, constitue un double défi au régime théocratique dirigeant l’Iran depuis quarante ans.
Premier défi : le corps des Pasdarans (Gardiens de la Révolution), si prompt à arrêter d’inoffensifs opposants politiques, s’est révélé incapable de sécuriser le territoire national et de protéger l’un de ses plus éminents officiers, le Dr Fakhrizadeh. Ce physicien avait été nommément ciblé dans une conférence tenue en 2018 sur le danger nucléaire iranien par le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou. Relevant très probablement du Mossad, le commando qui l’a exécuté a été capable de monter une embuscade sophistiquée sur une route voisine de la capitale.
En 2020, les Pasdarans auront eu peu de succès. Le 3 janvier, les Américains parvinrent à tuer à Bagdad leur grand chef des opérations extérieures, le général Qassem Soleimani. Le 11 janvier, les Pasdarans abattaient par erreur un avion civil ukrainien qui quittait Téhéran. La population iranienne, très active sur les réseaux sociaux, commence à se demander si l’affairisme des Pasdarans ne se fait pas au détriment de leur professionnalisme…
Deuxièmement, cette opération commando est une bataille de plus, gagnée par Israël, dans la guerre clandestine qui l’oppose à l’Iran depuis quinze ans.
Ce conflit de l’ombre commença le 25 octobre 2005. Dans la salle de conférences du Ministère de l’Intérieur à Téhéran, le nouveau président iranien de l’époque avait fait un discours réclamant un « monde sans le sionisme ». Citant l’ayatollah Khomeiny, il avait dit en persan : « le régime qui occupe Jérusalem doit disparaître de la page du temps », ce que l’agence de presse iranienne IRNA traduisit par « Israël doit être rayé de la carte ». Devant des étudiants scandant « Mort à Israël », Mahmoud Ahmadinejad avait expliqué que le sionisme était un instrument d’oppression politique utilisé par l’Occident contre les musulmans.
L’ancien maire populiste de Téhéran – qui venait de succéder comme président (numéro 2 du régime théocratique derrière le « Guide » suprême) au savant religieux Khatami, un réformateur partisan du « dialogue des civilisations » -, avait fait preuve, dans son discours, d’une singulière indifférence à la vérité historique. Le ralliement britannique de 1917 à l’idée d’un « Foyer national juif en Palestine » n’eut strictement rien à voir avec une quelconque volonté d’opprimer les musulmans. 400000 soldats musulmans servaient alors l’Empire britannique dans sa guerre contre les Empires centraux. Le but premier de la déclaration Balfour de novembre 1917 était de cimenter le soutien à Londres des Juifs américains qui, en 1914, étaient encore plutôt pro-allemands. Après les grandes grèves des palestiniens arabes de 1936, la puissance mandataire britannique décida de stopper l’immigration juive. Il est vrai qu’après l’Holocauste, l’Amérique et la France montrèrent une vive sympathie à l’égard du projet sioniste, puis à l’égard d’Israël. Mais elle n’était nullement exclusive d’engagements auprès de pays musulmans, comme le montrent le pacte du Quincy entre Roosevelt et Ibn Séoud (février 1945) ou l’engagement américain en faveur de la création du Pakistan (1947). Ahmadinejad prononça son discours moins de dix ans après deux interventions militaires occidentales réalisées en faveur de Musulmans (à l’été 1995 pour lever le siège de Sarajevo ; au printemps 1999 pour aider les Kosovars albanais à se libérer de la tutelle de Belgrade).
L’Iran chiite officiel commet une triple erreur stratégique à prétendre unifier sous sa bannière les musulmans du monde entier, à travers la haine d’Israël. Premièrement, les sunnites traditionalistes rejetteront toujours les chiites, comme étant des hérétiques. Deuxièmement, le nombre ne cesse d’augmenter des Etats musulmans désireux de commercer avec Israël – l’Azerbaïdjan en étant l’exemple récent le plus flagrant. Troisièmement, la population iranienne éduquée éprouve davantage de respect que d’hostilité envers la nation juive. Fière de l’histoire de la Perse, elle sait que Cyrus, après sa prise de Babylone, libéra les Juifs et leur permit de reconstruire leur temple à Jérusalem. Ne reposant ni sur l’histoire, ni sur la géographie, l’actuelle antinomie irano-israélienne n’est qu’une construction idéologique. Elle ne durera donc pas très longtemps.
Le président modéré Rohani a raison de ne pas vouloir tomber dans le piège d’une escalade militaire qui permettrait à l’administration Trump finissante de bombarder massivement l’Iran. A compter du 20 janvier 2021, il dispose d’une fenêtre de tir de quatre mois pour faire un deal avec l’Amérique de Joe Biden, afin de le brandir pour susciter sa réélection au mois de juin, contre les candidats des Pasdarans. Et il compte bien l’utiliser.