Dans leur très grande majorité, les Allemands se sont réjouis du scrutin présidentiel américain du mardi 3 novembre 2020, qui a congédié Donald Trump du pouvoir, sinon de l’influence sur une moitié de la population des Etats-Unis. Le 45ème président américain n’avait pas été tendre avec l’Allemagne. Il l’avait successivement accusée d’être avare dans ses contributions à l’effort de défense de l’OTAN, inéquitable dans son commerce avec l’Amérique, esclave des Russes dans sa politique énergétique. Toutes critiques qui n’ont pas été reprises dans le programme du parti démocrate et de son candidat Joe Biden.

Est-ce à dire que les Américains reviendront, en 2021, à la générosité, à la bienveillance et à l’indulgence avec laquelle ils ont constamment traité l’Allemagne depuis leur abandon, à l’été 1947, du plan Morgenthau ? C’est possible, mais ce n’est pas sûr. Ils ont remisé leur idéalisme au grenier et sont devenus, démocrates comme républicains, des réalistes. Leur histoire est pleine de virages à 90 degrés, voire à 180 degrés. Nous, Français, en avons nous-même fait l’amère expérience. En avril 1917, mus par une extrême générosité, ils entrent dans la guerre à nos côtés, afin de nous sauver. Mais, trois ans plus tard, ils refusent d’entériner le Traité de Versailles. Ce refus entraînera l’échec de la SDN, puis le réarmement allemand, puis l’invasion nazie de l’Europe continentale.

Dans une tribune écrite en anglais, publiée le 2 novembre 2020 dans la version européenne de Politico, sous le titre Europe still needs America, la ministre allemande de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, dite AKK, s’est livrée à une vibrante défense du lien transatlantique. A raison, dans un monde où la compétition économique devient de plus en plus rude, elle appelle l’Occident à rester uni, afin de continuer à défendre ses marchés et à imposer ses valeurs, ses règles. Elle préconise un grand traité commercial entre les Etats-Unis et l’Union européenne, qui en ferait des partenaires très privilégiés. Qui pourrait lui donner tort ? L’actuelle guéguerre sur les droits de douane entre les deux rives de l’Atlantique est un jeu où tout le monde perd.

A raison aussi, AKK plaide pour la poursuite du renforcement des capacités militaires allemandes et européennes, parce que, dit-elle, « les États-Unis ne pourront pas porter seuls la bannière des valeurs occidentales ». Oui, les Américains et les Européens sont les seuls au monde à partager ces valeurs fondamentales qui ont nom démocratie représentative, égalité des droits, liberté de conscience, séparation du politique et du religieux, liberté d’expression, libertés universitaires, Etat de droit, séparation des pouvoirs, transparence scientifique, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et même, avec Obama puis aujourd’hui Biden, responsabilité pour l’avenir de la planète. AKK veut que les Américains et les Européens continuent de défendre ensemble ces belles valeurs, issues de leurs Lumières : qui pourrait la blâmer ?

Mais la ministre allemande va plus loin. Elle écrit que « les illusions d’autonomie stratégique européenne doivent cesser » car les « Européens ne pourront pas remplacer le rôle crucial de l’Amérique en tant que fournisseur de sécurité. » C’est une attaque au lance-flammes contre la doctrine française, qui a toujours prêché pour une autonomie stratégique européenne. Emmanuel Macron a dit plusieurs fois que l’Union européenne « ne pouvait plus remettre sa sécurité aux seuls États-Unis ».

Sans nommer la France ni son président, AKK cherche à torpiller les initiatives françaises de relance de la « souveraineté européenne ». En février 2020, lors d’un discours prononcé devant les stagiaires de l’École de guerre, Emmanuel Macron avait proposé un « dialogue stratégique » aux partenaires européens de la France, afin d’évoquer le « rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre sécurité collective ».

La ministre allemande de la Défense est prête, éventuellement, à partager avec la France son porte-avions, voire son siège permanent au Conseil de sécurité de l’Onu. Mais, au fond d’elle-même, elle n’a que faire de ce coq gaulois, qui se dresse encore sur ses ergots, mais dont le plumage s’affadit. Elle ne croit qu’à la grande Amérique et à son parapluie nucléaire. Elle ne comprend pas que les Américains pourraient un jour la lâcher, aussi brutalement qu’ils lâchèrent la France dans l’entre-deux-guerres. Elle n’a pas la volonté de se défendre elle-même, en intelligence avec ses voisins immédiats.

Sans le savoir, AKK se fait la même illusion que Clemenceau. Invoquant la garantie de sécurité américaine, le Tigre avait refusé à Foch l’occupation de la Rive Gauche du Rhin. En mai 1940, face à l’invasion hitlérienne et au refus américain de les aider, les Français ont donné raison au généralissime. Mais il était trop tard. 

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