
Avant-hier, nous avions eu le Brexit de Boris Johnson. Hier, nous avons eu le renforcement du protectionnisme américain de Donald Trump, au nom du programme America first. Aujourd’hui, nous avons Shinzo Abe qui prend des représailles économiques contre la Corée du Sud, après que la Cour suprême de Séoul a validé la condamnation d’entreprises nippones à verser des compensations à des victimes de travail forcé pendant la Seconde Guerre mondiale.
Le 4 juillet 2019, le Japon a imposé des restrictions à l’exportation vers la Corée du sud de trois matériaux critiques dans la production de puces électroniques et d’écrans plats, marchés où l’industrie coréenne est devenue de très loin le premier constructeur mondial. Le semi-embargo porte notamment sur deux produits dont le Japon est en position de quasi-monopole : les résines photosensibles dédiées à la lithographie des puces, et le film de polyimide fluoré utilisé dans l’élaboration des écrans OLED (Organic Light-Emitting Diode). Cette mesure à forte portée symbolique risque de se retourner gravement contre l’économie japonaise, dont la Corée est un des principaux clients. Le gouvernement de Tokyo juge pour sa part que le traité nippo-coréen de 1965 a réglé une fois pour toutes les questions de compensations afférentes à l’occupation de la Corée par le Japon (1905-1945). La société civile coréenne, meurtrie par l’ignominie des « femmes de réconfort », reproche au Japon de n’avoir jamais présenté de réelles excuses à la Corée pour son comportement durant la guerre.
Dans l’Histoire, les relations entre Japonais et Coréens n’ont jamais été simples, même à l’époque contemporaine, où les deux nations partagent le même allié stratégique américain. Mais c’est la première fois depuis la guerre que le gouvernement japonais permet au champ politique (traditionnellement houleux) d’empiéter sur le champ de la coopération économique (traditionnellement bonne). Ce geste de Shinzo Abe ne saurait être minimisé : il envoie le signal que le Japon verse dans le nationalisme et qu’il pourrait se « trumpiser » sans nécessité. En Asie, l’image qu’on a de soi, l’ego national, l’emporte désormais sur ses intérêts économiques à court et moyen terme.
Commencée en 2016 dans l’univers anglo-saxon, celui-là même qui avait jadis inventé le libre-échange, la fragmentation économique du monde se poursuit. La dénonciation du TPP (partenariat trans-Pacifique organisant le commerce dans la région, hors la Chine) par l’Amérique en 2017 est d’autant plus étonnante que c’est elle qui avait donné, en octobre 1947, une seconde vie au libre-échange, grâce au GATT (accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, père de l’OMC).
Dans l’Europe des années 1990, qui furent celles de sa réunification derrière la bannière du capitalisme libéral à l’occidental, le libre-échangisme est un concept qui allait de soi. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Il réunit contre lui un nombre toujours croissant de militants des trois couleurs qui montent électoralement : les rouges, les verts, les bruns.
Ancien ministre du fort libéral Macron, l’écologiste Nicolas Hulot a appelé, le 21 juillet 2019, les députés français à ne pas ratifier le CETA, traité de libre-échange signé entre le Canada et l’Union européenne.
Lorsqu’il qualifia, le 29 juin 2019, le traité de libre-échange entre l’UE et le Mercosur (le marché commun d’Amérique du sud qui comprend le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay) de « plus grand accord commercial jamais conclu par l’Union européenne », Jean-Claude Juncker se doutait-il qu’il allait susciter une levée de boucliers sans précédent en Europe ? Les Verts y sont doublement opposés, y voyant un risque pour l’environnement en Amérique du Sud (déforestation de l’Amazonie par exemple) et une menace pour le maintien d’une agriculture et d’un élevage de qualité sur les terroirs européens.
Dans les démocraties occidentales, les accords de libre-échange sont soumis à ratification parlementaire. Le CETA et l’accord UE/Mercosur parviendront-ils à recueillir toutes les ratifications nécessaires (des parlements nationaux, mais aussi de certains parlements régionaux) ? Rien n’est moins sûr.
La dictature chinoise, quant à elle, a décidé de s’opposer pied à pied aux mesures protectionnistes prises par son premier partenaire commercial et financier, l’Amérique. Après les mesures décidées contre Huawei à Washington en 2019, et le placement du géant des télécommunications sur une liste noire, les autorités chinoises ont annoncé qu’elles allaient se mettre à « sanctionner les entreprises qui se comportent mal », sans préciser les critères retenus.
Il y a quinze ans, la mondialisation libérale était encore considérée comme une bénédiction. Comment les sociétés occidentales en sont-elles venues à la détester de plus en plus ? Les salariés occidentaux ont la perception que la constitution d’une classe moyenne dans les pays émergents s’est faite à leur détriment. Ils refusent aussi d’être les victimes de crises financières provoquées par l’irresponsabilité sociale de banques mondialisées, qui se comportent comme si elles étaient hors sol, sauf quand elles se rapprochent de la faillite et qu’il faut alors aller chercher le secours des Etats.
Mais ces partisans du repli sur soi manquent de vision panoramique et historique. Ils veulent jeter le bébé avec l’eau du bain. Les erreurs, voire les crimes, des banquiers spéculateurs financiers et des industriels assassins de l’environnement sont réels. Mais ils ne justifient nullement qu’on renonce à mieux organiser le commerce mondial. Car on oublie souvent que ces traités de libre-échange peuvent contenir toutes les clauses sociales et environnementales qu’on souhaite y mettre. Le chacun pour soi finit toujours par la loi de la jungle.