L’histoire d’amour-haine entre la France et Haïti est si ancienne, si chamarrée, si dramatique qu’il y a peu de Français qui soient indifférents à ce tiers d’île de la Caraïbe, peuplé de douze millions d’habitants, descendants des esclaves africains qui travaillaient dans les exploitations sucrières des colons blancs. Voilà un bout de terre grande comme le cinquième de la Louisiane, qui contrairement à elle, parle et écrit encore en français, qui tente de garder sa littérature, sa musique et sa religiosité propres, plongée dans une région où le consumérisme à l’américaine est en train de balayer toutes les anciennes cultures locales. C’est un pays né dans la gloire de l’émancipation et d’une armée noire battant celle de Bonaparte, mais qui n’a jamais su cimenter sa société une fois l’indépendance acquise. Nous, Français, nous avons conservé de l’amour pour Haïti, comme un chef de famille pour un petit cousin, tourné rebelle à bon droit il y a très longtemps. Nous avons de l’admiration pour l’immense figure de Toussaint Louverture (1743-1803), qui avait adopté le meilleur des valeurs de la Révolution française. Nous voulons aider Haïti à sortir de sa misère chronique, mais nous ne savons pas comment faire.
Les Américains ont aussi voulu faire quelque chose pour ce bout de terre presque aussi proche de la Floride que la grande île de Cuba. En 1915, pour y protéger leurs intérêts, mais aussi pour rétablir l’ordre après une période de grande instabilité gouvernementale et de violence politique, ils envoient les Marines, qui occuperont le pays jusqu’en 1934. Soucieux de voir Haïti rembourser les dettes contractées auprès des banques new-yorkaises, ils mettent en place une administration fiscale efficace. Mais elle se délitera petit à petit dès leur départ. En octobre 1994, l’armée des Etats-Unis intervient à nouveau. Elle rétablit au pouvoir un prêtre défroqué très populaire, du nom d’Aristide, qui avait été élu président en février 1991 sur un programme de centre-gauche, mais renversé sept mois plus tard par un coup d’Etat militaire, ourdi par les élites économiques traditionnelles, toujours dominées par les mulâtres.
Mais, en dix ans de pouvoir, Aristide et son dauphin ne parviennent à faire reculer ni la violence politique, ni la corruption de l’administration, ni la misère des masses. Il devient très impopulaire ; un avion américain l’évacue en 29 février 2004. Ni la méthode « big stick » de 1915, ni la voie droit-de-l’hommiste de 1994 n’auront réussi. Les Américains, qui avaient été aussi, face à la menace communiste cubaine, les protecteurs de la dictature des Duvalier du début des années soixante au milieu des années quatre-vingt, auront tout essayé pour Haïti, mais constamment échoué.
En fait, il semble que s’applique à Haïti, la plus ancienne République noire de l’Histoire, la loi universelle du développement. Les aides venues de l’extérieur peuvent parfois utilement colmater des brèches. Mais elles ne remplaceront jamais l’indispensable mobilisation d’une société vers un but partagé. Les systèmes d’éducation, de production et de partage des richesses, d’administration et d’organisation politique ne peuvent naître et grandir qu’avec l’assentiment et la protection des élites et des masses locales. Pourquoi donc la République dominicaine, située sur la partie orientale de l’île, réussit-elle beaucoup mieux qu’Haïti ? Où est le problème ?
Depuis le gigantesque tremblement de terre du 12 janvier 2010, neuf milliards de dollars d’aide internationale se sont déversés sur Haïti. On ne voit pas où ils sont passés. A Port-au-Prince, les détritus s’entassent sur les trottoirs ou sont jetés dans le lit des canaux ; sur les hauteurs, les bidonvilles de Pétionville gangrènent dangereusement les mornes, sans le moindre plan d’urbanisme ; défoncée est la route principale reliant la capitale aux Cayes, le chef-lieu du département du sud. C’est le sous-développement dans sa version la plus caricaturale, où les infrastructures sont submergées par l’explosion démographique. Le plus grand scandale d’Haïti est que cette terre riche et gorgée d’eau (qui réalisait un quart du commerce extérieur de la France en 1780) importe aujourd’hui plus de la moitié de sa nourriture.
Ancien entrepreneur dans l’agro-alimentaire, le nouveau président haïtien a décidé d’y mettre fin. Il a donc décidé de commencer sa « caravane du changement » par les campagnes les plus reculées : barrages de rétention d’eau, curage des rivières, électrification…
Jovenel Moïse a aussi compris que sans Etat de droit, il n’y aurait jamais d’investisseurs internationaux à long terme. Il pense que les ONG, aussi bien intentionnées soient-elles, ne sont jamais que des cautères sur une jambe de bois. Il sait que le chemin vers le retour à la pleine souveraineté d’Haïti passe par son indépendance économique. Le développement de l’île ? Aide-toi, le ciel t’aidera.