Je souhaite parler du retour du fait national au Moyen-Orient. C’est comme ça que je résumerais la tendance au Moyen-Orient aujourd’hui. Avec les printemps arabes, que j’analyse comme des révolutions politiques qui ont été exponentiellement accentuées par la révolution numérique, les populations du Moyen-Orient ont été submergées deux vagues idéologiques d’une force sans précédent. L’idéologie démocratique d’abord. L’idéologie islamiste ensuite. Et nous avons assisté à un grand affrontement, entre ces deux idéologies, que ce soit en Tunisie, en Égypte, en Libye, en Syrie, et même ailleurs. Ce fut un affrontement entre des forces favorables au droit écrit par les hommes, à l’Etat de droit, à la démocratie à l’occidentale et des forces favorables aux droit écrit par Dieu, à la charia chère aux Frères musulmans. Et il se trouve que ni cette idéologie démocratique ni cette idéologie islamiste que nous avons vues s’affronter en Tunisie ou en Égypte par exemple, n’a gagné.

Qui a gagné alors ?  C’est le retour du fait national, le retour des États-nations. Evidemment ils ne s’étaient qu’estompés au Moyen-Orient, mais nous assistons à un retour du fait national en force et je voudrais examiner un peu plus cela avec vous.

Bien sûr, me direz-vous, la fracture religieuse chiite/sunnite reste une clef importante pour comprendre le Moyen-Orient, mais je pense qu’elle n’est plus la clef prépondérante par rapport au retour du fait national qui est pour moi la clef prépondérante pour comprendre ce nouveau Moyen-Orient qui s’esquisse devant nos yeux. Nous le voyons dans l’exemple de la brouille dont nous avons parlé au déjeuner entre les sunnites du Golfe, d’un côté les Emirats, l’Arabie saoudite, l’Égypte et de l’autre le Qatar, mais aussi en fait, un Koweït et un Sultanat d’Oman qui n’ont pas trop envie de s’exprimer, mais qui reprochent à Mohammed ben SALMAN et à Mohammed ben ZAYED leur attitude agressive à l’égard du Qatar. Ils sont petits et préfèrent ne pas parler, mais c’est ce qu’ils pensent.

Nous voyons aussi ce retour du fait national par rapport à la fracture religieuse dans la nouvelle alliance qui se noue devant nos yeux. Vous me direz peut-être que c’est une alliance de circonstances, mais je fais le pari qu’elle est plus importante que nous pouvons le croire, l’alliance qui se noue en ce moment entre la Turquie sunnite et l’Iran chiite, car la priorité pour ces deux vieilles puissances du Moyen-Orient est leur unité territoriale, leur cohésion nationale. Or, ces deux puissances estiment que le mouvement national kurde met en danger cette unité territoriale et cette cohésion nationale.

Stratégiquement aussi, ces deux puissances que sont la Turquie et l’Iran redoutent d’un Kurdistan qu’il soit la base pour une grande puissance étrangère – je pense évidemment aux États-Unis – ou pour une puissance régionale comme Israël, car vous savez que les Israéliens entretiennent de très bonnes relations avec les Kurdes de BARZANI. Israël a une stratégie très intéressante à analyser, mais ce n’est pas le but de mon exposé, de s’implanter au pourtour de ce grand Moyen-Orient et songer à la politique, par exemple, israélienne très active en Azerbaïdjan. Et l’Iran aujourd’hui n’a pas envie que se constitue un obstacle kurde qui viendrait empêcher son grand rêve. Le rêve énergétique de l’Iran serait de concurrencer directement par un grand pipeline la Russie dans l’approvisionnement énergétique de l’Europe.

Ce retour du fait national, nous le voyons aussi avec la facilité que nous avons pu constater de voir l’armée de Bagdad récupérer Kirkouk. Nous assistons au début du retour de l’Irak comme une puissance sur laquelle il faudra compter. L’Irak qui a des alliances, mais est indépendant dans la géopolitique du Moyen-Orient.

Dans le conflit israélo-palestinien dont nous avons parlé, le fait religieux s’estompe également devant le fait national, des deux côtés d’ailleurs. Du côté israélien, je ne sais pas si vous avez remarqué, la droite religieuse dit beaucoup moins « Hébron, c’était chez nous. Abraham, les massacres de 1929 », etc. Ce sont plutôt des arguments aujourd’hui de sécurité que tient la droite israélienne pour garder la Cisjordanie. Du côté palestinien, nous avons vu les différences entre le Hamas islamiste et le Fatah plus laïque s’estomper pour simplement permettre à Gaza de devenir un mini-État, d’avoir des relations plus faciles avec l’Égypte bien sûr, mais même avec Israël. Donc là aussi, le fait national s’impose sur le fait religieux.

Je dirais que comme dans l’Europe du XIXe siècle, les Etats, le retour de ces États nationaux, ces États puissants, vont nouer des alliances. D’un côté, nous avons l’axe chiite : l’Iran, l’Irak, la Syrie, le Liban. De l’autre côté, un axe sunnite avec l’Égypte, les Émirats, le royaume d’Arabie saoudite, la Jordanie, Israël qui appuie cet axe. Et puis, il y a une sorte de troisième petit axe en train de naître, nous l’avons vu, avec la Turquie et le Qatar, nous ne savons pas encore où ça va nous mener.

Face à ce retour au Moyen-Orient de la géopolitique classique, quelle est la grande puissance qui parvient à tirer son épingle du jeu ? C’est très simple, c’est la grande puissance qui fait toujours de la géopolitique du XIXe siècle, de la géopolitique classique, que ce soit bien ou que ce soit mal, c’est une autre affaire. C’est bien évidemment la Russie de Poutine. Nous voyons bien que la Russie de Poutine a été non seulement la seule capable de mettre autour de la table, à Astana, les rebelles syriens et les forces gouvernementales syriennes avec l’Iran et la Turquie, mais Poutine en l’espace d’une semaine reçoit aussi chez lui le roi d’Arabie saoudite et est reçu – je crois que c’était hier ou aujourd’hui – par le guide de la révolution iranienne. C’est lui qui est capable de mener le jeu, bien plus que les États-Unis qui sont tout à fait en retrait. Je ne parle malheureusement même pas de la France. Ça ne m’étonnerait pas que, si une réconciliation devait intervenir entre l’Arabie saoudite et l’Iran, ce soit la Russie qui la fasse, qu’elle soit le grand honest broker du Moyen-Orient. Évidemment, il y a quinze ans, vingt ans, c’était les États-Unis.

Pour conclure, je voudrais simplement dire : le retour du fait national veut-il dire la multiplication des guerres, la guerre de tous contre tous au Moyen-Orient ? Je crois que ce n’est pas fatal. Je crois en une autre politique que la politique néoconservatrice. La politique néoconservatrice, c’est ceux qui préfèrent la démocratie et la justice à la paix. Je pense qu’une autre politique est possible, une politique metternichienne, une politique classique, une politique kissingerienne d’équilibre des pouvoirs. En m’exprimant dans ce think tank, qui est le premier think tank français et en tant que citoyen français, j’aimerais inviter mon pays à revenir à une diplomatie plus classique. Je crois qu’il le fait d’ailleurs, avec le président Macron, par rapport à la diplomatie antérieure. Nous nous souvenons de Hollande et de Fabius qui ne voulaient pas, au début de 2013, inviter l’Iran à la conférence de Genève sur la Syrie, alors que la Norvège y était invitée. Je suis favorable à une diplomatie qui se fonde sur la culture historique, qui ne soit pas manichéenne, qui ne s’abandonne pas au wishful thinking diplomatique. Qu’est-ce que le wishful thinking diplomatique ? C’est quand nous disons « nous voulons bien un gouvernement de transition en Syrie, mais il faut d’abord que Bachar el-Assad parte ». Non, ça ne marche pas, parce que Bachar el-Assad, que nous le voulions ou non, incarne l’État en Syrie. Il convient de prendre les réalités telles qu’elles sont. En fait, l’Occident devrait arrêter de faire du wishful thinking dans sa diplomatie.

Donc une diplomatie plus classique, qui sait travailler dans le secret, qui n’est pas une diplomatie de l’émotion, qui n’est pas une diplomatie qui cherche à nourrir le Moloch, le monstre médiatique, mais qui cherche, qui sache, qui soit capable de voir à très long terme, une diplomatie visionnaire. Qu’est-ce qu’une diplomatie visionnaire ? C’est une diplomatie qui sait esquisser au loin les grands équilibres qui vont nous amener la paix. Je vous remercie.

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