Le refus par Vladimir Poutine de l’offre américaine d’un cessez-le-feu de trente jours en Ukraine, qui était assortie d’un projet de normalisation de toutes les relations américano-russes – une offre en or qui permettait au président russe de se tirer la chemise sèche de son aventure militaire de février 2022 -, doit nous faire réfléchir.

Que se passe-t-il ? Les généraux russes mentent-ils à leur commandant en chef en lui prédisant un effondrement prochain de l’armée ukrainienne, à l’image de celui de l’armée allemande sur le front occidental en août 1918 ? Jusqu’où veut exactement aller Poutine ? Se contenterait-il des quatre oblasts ukrainiens russophones qu’il a annexés dans sa Constitution ? Ne veut-il pas, plutôt, soumettre l’intégralité de l’Ukraine ? Dans quel but lointain le Kremlin encourage-t-il un nouveau militarisme russe, avec un enseignement militaire désormais prodigué dans les lycées ? Pourquoi tant de propagande belliciste à la télévision d’État russe ? Y a-t-il un rêve politico-militaire russe de reprendre la Moldavie, voire les pays Baltes ?

Poutine représente une boîte noire. Personne ne connaît ses intentions profondes, même ses plus proches collaborateurs. Certains le présentent comme une personnalité non belliciste, qui a simplement voulu dire stop à l’extension continue de l’Otan vers l’est et protéger certaines communautés russophones et russophiles du Donbass. D’autres expliquent, textes à l’appui, que son but secret est de rester dans l’Histoire comme l’homme d’État ayant restauré l’Empire russe. Ce n’est pas sûr, mais c’est tout à fait possible.

Face à cette incertitude, l’Union européenne ne peut donc se permettre de prendre le moindre risque. Elle doit, militairement, se préparer au pire, c’est-à-dire à une attaque de ses frontières par l’armée russe, d’ici quelques années. Cela pourrait, par exemple, prendre la forme d’une intervention en Estonie, sous le prétexte de « sauver » les populations originellement russes, victimes de « persécutions ».

Bien que situés relativement loin de Narva, nous serions, nous, Français, directement concernés. En effet, nous serions tenus de venir en aide militairement à l’Estonie, en vertu de l’article 5 de l’Otan, et de l’article 42-7 de l’Union européenne, deux organisations régionales dont nous sommes membres fondateurs et dont l’Estonie est devenue membre, avec notre accord explicite.

La France se doit de prendre au sérieux les traités qu’elle signe, sinon il n’y a plus de diplomatie qui vaille.

Les intérêts de l’Union européenne et de la France dans leurs politiques à l’est du continent européen sont aujourd’hui clairs. À court terme, elles doivent aider l’Ukraine à ne pas s’effondrer militairement, car une victoire russe ne ferait qu’aiguiser l’appétit du Kremlin vers d’autres fronts, probablement européens. Cela suppose une refonte totale de nos industries d’armement, qui jusque-là se contentaient de fournir une armée française épisodiquement confrontée à des conflits asymétriques, mais jamais à des guerres de haute intensité. Pour fournir l’Ukraine efficacement en armes, à l’image de ce que Moscou faisait avec le Vietnam du Nord de 1965 à 1975, notre fabrication d’obus ou de drones n’est pas à la hauteur.

À moyen terme, il est urgent de repenser notre concept de dissuasion. La dissuasion nucléaire, inventée par le général de Gaulle et réservée à la défense de nos « intérêts vitaux », doit évidemment être conservée. Mais elle doit être assortie d’une dissuasion conventionnelle, pour deux raisons.

Premièrement, la guerre en Ukraine nous a appris que des attaques aériennes conventionnelles, par leur très grande précision, pouvaient désormais affecter gravement des centres névralgiques de notre défense. Mais comme on ne réagirait pas à une attaque conventionnelle par une frappe nucléaire, il importe de développer de nouvelles capacités antiaériennes (notamment contre les essaims de drones ou les bombes planantes hypervéloces) et de riposte (missiles capables de détruire les sites de lancement de l’ennemi).

Deuxièmement, il est réaliste d’exclure l’hypothèse d’une riposte nucléaire française au cas où Narva serait attaquée par l’armée russe. Il importe de conserver l’ambiguïté stratégique sur les limites de nos intérêts vitaux. Mais il est clair pour tout le monde que la ville estonienne de Narva, frontalière de la Russie, n’entre pas dans les intérêts vitaux de la France. Mais comme nous ne voulons pas que les Russes s’attaquent un jour physiquement au limes européen, il nous faut les en dissuader de manière conventionnelle. Pour que cette dissuasion fonctionne, il faut que les Russes sachent qu’ils ne pourront pas pénétrer en territoire estonien sans tuer des soldats français et britanniques. Il faut donc prépositionner des régiments et des escadrons français et britanniques dans les pays Baltes.

La nouvelle dissuasion conventionnelle française exige, en outre, qu’on double (au minimum) les capacités d’intervention de notre armée de terre, pour les faire passer de 15.000 hommes actuellement à 30.000 hommes demain.

Est-ce à dire que la France doit chercher à faire de la Russie son ennemi ? Pas du tout. C’est un pays culturellement proche de nous, et qui a, par le passé, rendu des services signalés à la France. Comme l’a dit de Gaulle, la coopération entre les deux pays a toujours été bénéfique à l’un et à l’autre. Nous nous tromperions à voir aujourd’hui dans la Russie notre ennemi principal. Car nous avons un ennemi principal, qui est l’islamisme, lequel tue nos enfants, dans nos rues.

Mais force est de constater que Vladimir Poutine a fait prendre un cap dangereux à la Russie. Il ne comprend pas que l’ère des sphères d’influence et des « glacis » est bel et bien terminée. Le droit international repose désormais sur le concept de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes. C’est librement que la Russie et l’Ukraine ont décidé de se séparer en 1991. Cette séparation a été actée par des référendums. Poutine n’a pas à revenir dessus.

Le jour où les Russes auront renoncé à leurs ambitions impériales, dangereuses pour la paix en Europe, la France renouera très volontiers avec eux, comme c’était le cas sous Jacques Chirac. Mais tant qu’ils n’auront pas effectué un complet changement de cap, il nous faudra une dissuasion conventionnelle crédible, ajoutée à notre dissuasion nucléaire traditionnelle.

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