Face à l’agression russe contre l’Ukraine de février 2022, les Occidentaux, conduits par l’Amérique, ont adopté une triple stratégie, militaire, économique, diplomatique. Premièrement, il s’agissait, militairement, de fournir, en quantité, du renseignement et des armes sophistiquées à la valeureuse armée ukrainienne, tout en finançant généreusement le fonctionnement d’un État ukrainien subitement privé de ses recettes normales. Cela a bien marché puisque l’État de M. Zelensky est toujours debout et que ni Kharkiv, ni Kiev, ni Odessa n’ont été prises par l’armée russe.
Deuxièmement, on voulait affaiblir l’économie russe par une politique de sanctions généralisées. Cela n’a marché qu’à moitié. Car si les banques, les compagnies aériennes et l’informatique russes ont accusé le coup, la Russie a réussi à trouver de nouveaux débouchés pour ses exportations énergétiques. Parallèlement, l’industrie européenne s’est tiré une balle dans le pied en achetant du gaz américain à trois fois le prix du gaz russe. Troisièmement, il y avait la volonté d’isoler diplomatiquement la Russie, de faire de son président un paria des relations internationales. Cela n’a pas marché, comme en témoigne le sommet des Brics, organisé ce mardi 22 octobre 2024 à Kazan, jolie ville arrosée par la Volga, capitale de la République du Tatarstan, qui est l’une des 21 républiques de la Fédération de Russie.
Bien qu’inculpé de crimes de guerre par la Cour pénale internationale de La Haye, le président russe, Vladimir Poutine, va, chez lui, à l’occasion de ce sommet, serrer la main au président chinois, Xi Jinping, au premier ministre indien, Narendra Modi, au président turc, Recep Tayyip Erdogan, au président iranien, Massoud Pezechkian, ainsi qu’à beaucoup d’autres dirigeants. Trente-deux pays ont confirmé leur participation au sommet des Brics, y compris le Brésil et l’Afrique du Sud, qui sont membres fondateurs de cette organisation créée en 2009 pour réformer un système financier international (FMI, Banque mondiale, etc.) jugé inféodé aux Américains. Une vingtaine de chefs d’État ont annoncé qu’ils feraient le voyage de Kazan pour s’entretenir avec le président russe. On a connu, dans l’Histoire, des parias plus isolés que cela.
À l’égal des dirigeants communistes chinois, le président Poutine est l’un des grands inspirateurs des Brics. On aurait pu penser que l’attaque russe contre l’Ukraine aurait affaibli l’attrait exercé internationalement par l’organisation. Il n’en a rien été. Outre l’Iran, l’Égypte, l’Éthiopie, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite l’ont rejointe cette année au mois de janvier. La Turquie, l’Azerbaïdjan et la Malaisie ont officiellement déposé leurs candidatures. D’autres pays ont manifesté leur intérêt. Ne nous trompons pas. Les Brics ne sont pas une alliance du type de l’Otan. La preuve en est que la Chine et l’Inde sont des rivaux stratégiques, pour ne pas dire militaires. Les Brics, c’est plutôt un club, qui reproche à l’Occident ses manières. Le club ne supporte pas les leçons de morale et de démocratie que donnent en permanence les dirigeants occidentaux, qu’il trouve arrogants, hypocrites, champions du deux poids, deux mesures.
Parmi ces mauvaises manières des Occidentaux, les plus détestables aux yeux des Brics sont les sanctions commerciales. Elles sont considérées comme des mesures déloyales et comme un détournement de la charte des Nations unies, qui, à leurs yeux, confie à la seule ONU le droit de décréter des sanctions. La Chine va profiter de ce sommet de Kazan pour avancer dans sa stratégie de dédollarisation des échanges internationaux. Son rêve serait de remplacer le règne du dollar comme instrument de règlement des paiements internationaux. Car l’usage du dollar permet aux Américains de garder un œil sur l’ensemble des transactions financières et commerciales du monde. La banque française BNP dut verser une amende de 9 milliards de dollars au Trésor américain, pour avoir financé des contrats export originaires de Cuba, de l’Iran et du Soudan. Ces pays sont sous embargo américain mais pas français. Mais comme les contrats étaient libellés en dollars, comme la compensation se faisait à New York, le Trésor américain s’est arrogé un pouvoir absolu de contrôle.
En s’attaquant à la dollarisation des échanges internationaux, la Chine et la Russie cherchent à retirer à l’Amérique une arme essentielle de sa domination du monde. Entre les deux membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU héritiers de l’idéologie bolchevique, les échanges ne se font pratiquement plus qu’en roubles ou yuans. Ces échanges ont atteint en 2023 une somme record, équivalente à 230 milliards de dollars. Furieuse des sanctions américaines s’appliquant à ses entreprises technologiques (comme le géant des télécommunications Huawei), la Chine a adopté une stratégie de vente progressive de ses obligations d’État libellées en dollars. Aux yeux de Pékin et de Moscou, le règne du dollar comme monnaie mondiale de réserve et d’échange doit progressivement se terminer.
Aujourd’hui 54 % des paiements internationaux de la Chine sont libellés en RMB (l’abréviation de renminbi, qui signifie littéralement « monnaie du peuple », et dont l’unité est le yuan), et seulement 42 % sont libellés en dollars. En ce qui concerne ses réserves de change, la Chine a une politique d’augmentation régulière de ses réserves d’or, qui atteignent aujourd’hui 2300 tonnes – un chiffre équivalent à celles de la Russie ou de la France, mais encore quatre fois inférieur aux stocks de la Réserve fédérale américaine. Naguère, l’intégralité des deals pétroliers était libellée en dollars. Aujourd’hui, un quart d’entre eux sont libellés en d’autres monnaies.
En 2023, l’Argentine et le Brésil ont annoncé qu’ils autoriseraient le règlement des paiements internationaux en RMB. En avril 2024, l’Inde et la Malaisie ont commencé à effectuer le règlement de leurs échanges en roupies. Il va être très difficile à la personne qui sera élue président des États-Unis le 5 novembre 2024, de maintenir pour son pays une stratégie de sanctions toujours plus étendue en même temps que le « privilège exorbitant du dollar » comme monnaie de réserve et d’échange mondiale.
