Commencée le 6 août 2024, l’incursion militaire ukrainienne dans l’oblast de Koursk – c’est-à-dire sur le territoire internationalement reconnu de la Russie – n’a toujours pas été réduite. Quelque 121.000 civils ont été évacués vers la région de Moscou par les autorités russes. Les Ukrainiens, qui ont pénétré sur plus de 30 kilomètres, ont fait des dizaines de prisonniers russes. On les a même vus déployer des engins du génie, comme s’ils avaient décidé de fortifier le territoire conquis, en perspective d’un éventuel futur échange.
Les communiqués de l’Ukraine sont laconiques – « On continue à avancer ! », a simplement dit le général Syrsky, son chef d’état-major général -, alors que ceux de la Russie sont plus émotionnels. Le président Vladimir Poutine a fustigé une « provocation » de la part de l’Ukraine, alors que la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères a déclaré que ces « crimes » ne resteraient pas impunis.
Le Kremlin a déclenché un plan « antiterroriste ». Où la Russie officielle est-elle allée chercher ces mots ? Il n’y a là ni « provocation », ni « crimes », ni « terrorisme », il y a tout simplement la guerre ! Intoxiqué par sa propre propagande, le Kremlin oublierait-il qu’il a lui-même enclenché cette guerre – qualifiée d’ « opération spéciale » pour ne pas faire peur au peuple russe -, par son agression militaire à grande échelle du 24 février 2022 ?
Dans une guerre, comme dans la boxe anglaise, on porte des coups et on en reçoit, on avance et on recule. Après avoir reçu beaucoup de coups sur leur territoire, les Ukrainiens ont décidé d’en porter sur le territoire russe. Le plus étonnant est que la Russie en ait été surprise et irritée. Ne s’y attendait-elle pas ? Croyait-elle son territoire sanctuarisé simplement parce qu’elle est un État nucléaire ?
Tactiquement, cette incursion a permis aux Ukrainiens de soulager leur front du Donbass en obligeant les Russes à y retirer des soldats, pour les envoyer en renfort dans l’oblast de Koursk.
Elle a aussi une portée stratégique. Elle se trouve non dans la quantité du territoire conquis – une miette par rapport à l’immensité de la superficie de la Russie -, mais dans les puissants messages qu’elle est parvenue à passer aux trois auditoires cruciaux pour l’Ukraine.
Le premier auditoire est évidemment le peuple ukrainien. Il est important pour les élites dirigeantes de Kiev de montrer à leur nation que non seulement elles ne sont pas défaitistes, mais qu’elles sont aussi capables d’initiative, d’inventivité, et de garder un secret afin de ménager aux troupes un effet de surprise face à l’ennemi. Dans les guerres, le moral joue un rôle crucial, comme l’a montré l’effondrement de l’armée allemande sur le front occidental à partir du 8 août 1918. Réussir une incursion en plein territoire russe est un geste symbolique qui va remplir de fierté tous les soldats ukrainiens et favoriser le recrutement des conscrits. C’est aussi un remontant très fort pour le moral de tous les Ukrainiens travaillant à l’arrière.
Les Russes, dirigeants comme population, constituent le deuxième public visé par la stratégie de communication ukrainienne. Elle leur dit qu’il faut oublier l’idée d’une guerre confortable, épargnant les civils russes moyens. Elle cherche à les réveiller politiquement et à leur faire demander à leur président : « Qu’est-ce que tu nous as, au juste, Vladimir, apporté de bénéfique avec ta guerre contre nos cousins germains ukrainiens ? »
Même Vladimir Poutine semble avoir reçu un message, puisqu’il a expliqué publiquement que les Ukrainiens cherchaient sans doute à prendre des gages, afin d’arriver en meilleure posture à la table des négociations. En sous-entendant qu’il pourrait y avoir un jour des échanges territoriaux entre la Russie et l’Ukraine, le président russe a-t-il voulu lancer une perche ? Elle intervient deux semaines après que le président ukrainien a déclaré qu’une délégation russe devrait bel et bien être invitée à la prochaine conférence internationale sur la paix en Ukraine, après celle du Bürgenstock (Suisse) des 15 et 16 juin 2024, qui n’avait strictement rien donné, car l’un des belligérants n’y participait pas.
Le troisième public visé par Kiev est évidemment celui des États-Unis et de leurs alliés européens. Il s’agit de montrer à Washington et à Bruxelles que l’aide financière et militaire à l’Ukraine ne finit pas dans un tonneau des Danaïdes. L’Amérique s’est engagée sur un programme de 60 milliards de dollars et l’Union européenne sur 50 milliards d’euros en cinq ans. Oui, l’armée ukrainienne s’est renforcée depuis deux ans ; oui, elle est agile et manœuvrière ; oui, elle a bien appris à se servir des armes perfectionnées que l’Occident lui a fournies.
Dans sa catastrophique aventure ukrainienne – car on ne voit pas ce qu’elle a gagné géopolitiquement ou économiquement en deux ans et demi de guerre -, la Russie ressemble à un autobus fou qui continue à rouler vers le précipice. Le mystère demeure de savoir s’il y a ou non quelqu’un dans l’autobus capable de tirer enfin le frein à main.
