Dans les conflits contemporains, qu’ils soient asymétriques ou non, la guerre de l’information a pris une importance considérable. À cause de la généralisation des smartphones dotés de caméras, dont les images se retrouvent instantanément sur les réseaux sociaux, les grandes batailles modernes ne se font plus à huis clos. La nouvelle des atrocités commises par l’armée impériale japonaise lors du « viol de Nankin » de décembre 1937 a mis des semaines à parvenir aux oreilles des Occidentaux. Aujourd’hui ces assassinats de civils seraient connus et susciteraient le jour même une émotion internationale.

Le conflit le plus emblématique du début du rôle crucial de l’information est bien sûr la guerre des États-Unis au Vietnam (1964-1975). Au départ, l’opinion publique américaine était favorable à cette guerre, légitimée par l’agression commise par le Vietnam du Nord communiste contre le Vietnam du Sud pro-occidental. Mais les reportages envoyés par les correspondants de guerre – qui étaient assimilés à des capitaines et qui pouvaient monter à loisir dans les hélicoptères de l’US Army ou des Marines – finirent par montrer un Goliath dont les B-52 s’acharnaient sans discernement sur les David d’une courageuse population rurale vietnamienne. Tout le monde se souvient de la petite fille vietnamienne, brûlée au napalm, courant nue sur une route, le visage terrorisé. Ces reportages retournèrent l’opinion contre la guerre et le Congrès des États-Unis décida de lâcher le Vietnam du Sud, provoquant la défaite de ce dernier en moins d’un an.

Il est clair qu’aujourd’hui, dans son conflit contre le Hamas à Gaza, Israël a déjà perdu la guerre de l’information. La vidéo, très largement diffusée, de tentes prenant feu dans un camp de réfugiés palestiniens à Rafah après un bombardement israélien le dimanche 26 mai 2024 constitue, pour ce conflit, l’équivalent de la photo de la petite fille vietnamienne brûlée au napalm pour la guerre du Vietnam. Quarante-cinq personnes sont mortes, et 240 ont été blessées dans ce bombardement de Rafah.

Cette action israélienne se voulait une réponse aux missiles tirés le même jour par le Hamas, depuis Rafah, contre la zone urbaine de Tel-Aviv, qui n’avaient pas fait de victime, en raison de l’efficacité du Dôme de fer. L’opinion mondiale y a vu un Goliath israélien, tapant dans le tas contre les David palestiniens, et n’a pas accepté ces images de civils palestiniens, déjà déplacés plusieurs fois, qui meurent brûlés vifs dans leurs tentes, situées pourtant dans une zone estampillée « humanitaire » par les autorités israéliennes elles-mêmes. S’ajoutant aux 36.000 morts palestiniens du conflit depuis le 8 octobre 2023, ce sont les 45 victimes de trop, qui font le point de bascule, où Israël perd la guerre de l’information.

La réaction indignée du président français l’a amené à qualifier cette frappe israélienne d’« inacceptable ». Première mesure pratique de Paris, les industriels israéliens de la défense sont désormais exclus par le gouvernement français du salon Eurosatory, qui se tiendra du 17 au 21 juin 2024. Pourtant, Emmanuel Macron était, au départ de ce conflit, franchement du côté d’Israël. Lors d’une visite qu’il fit au premier ministre israélien le 24 octobre 2023, soit deux semaines et demie après l’horrible pogrom dont avaient été victimes les Israéliens pacifiques des kibboutz du sud du pays (plus de 1000 tués et 200 personnes kidnappées), le président de la République française avait affirmé sa totale solidarité avec l’État hébreu. Il avait même été jusqu’à proposer la constitution d’une coalition internationale contre le Hamas.

C’est qu’en huit mois de guerre, la cote d’Israël dans les opinions occidentales s’est considérablement dégradée. Autant ces dernières ont toujours approuvé les opérations ciblées de l’État hébreu – comme celles ayant visé jadis les assassins de Munich, ou naguère des responsables du Hamas à Gaza et au Liban -, autant elles réprouvent les bombardements massifs affectant en premier les civils. Elles n’acceptent pas le fait que la bande de Gaza, où vivent plus de deux millions de personnes, soit aux deux tiers rasée. Elles n’entrent pas dans les considérations militaires israéliennes sur les difficultés inhérentes au combat urbain et sur la transformation des civils en boucliers humains par les combattants du Hamas.

En paraissant s’adonner à la vengeance et à la punition collective, Israël a perdu la guerre de l’information. Car la jeunesse des pays qui lui furent toujours le plus favorables a désormais adopté un schéma simple – pour ne pas dire simpliste -, faisant écho à d’autres narratifs historiques : les Israéliens sont d’horribles colonisateurs s’acharnant sur des colonisés sans défense. À moyen terme, le danger pour Israël est que ces jeunes obtiennent de leurs pays des mesures de BDS (boycott, désinvestissement, sanctions) contre l’État hébreu. Même Joe Biden, qui fut très pro-israélien dans toute sa carrière politique, semble aujourd’hui exaspéré par la très rigide stratégie de Netanyahou ; il exerce sur le cabinet israélien une pression maximum en faveur du cessez-le-feu.

Les Israéliens ne furent pas toujours mauvais dans la guerre de l’information. Dans les conflits de 1948, de 1956, de 1967 et de 1973, ils surent toujours garder les médias et les opinions publiques occidentales de leur côté. Les ennuis commencèrent avec l’invasion du Liban (1982) et la première Intifada palestinienne (révolte des pierres de 1987-1993). Car s’estompait la sympathie pour des Juifs, souvent rescapés de la Shoah, luttant pour la survie de leur tout nouvel État, contre des Arabes, vingt fois plus nombreux qu’eux, qui avaient juré de les rejeter à la mer. Avec l’occupation des Territoires palestiniens conquis pendant la guerre des Six-Jours, l’image internationale de l’Israélien est progressivement passée du rescapé courageux à celle de l’oppresseur botté. C’est quelque chose qu’avait parfaitement compris le premier ministre Yitzhak Rabin, qui l’avait amené à signer les accords d’Oslo (septembre 1993), dans le but de donner progressivement un État aux Palestiniens. Netanyahou avait alors osé le qualifier publiquement de « traître ».

Aujourd’hui, la situation d’Israël est tellement détériorée dans le monde, qu’on peut se demander si le traître – par mauvaise gouvernance et non par intention – n’est pas Netanyahou lui-même.

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