Depuis le vendredi 10 mai 2024, l’armée russe, avec un certain succès, est à l’offensive sur le front du nord-est de l’Ukraine, en direction de Kharkiv. Deuxième ville du pays, elle est à la fois russophone et très remontée contre Moscou. Elle n’a pas pardonné au régime russe les destructions qu’elle eut à subir en février et mars 2022, lors de son siège.
La question est posée de l’objectif exact de l’état-major russe. Est-ce carrément la prise de la ville, qui entraînerait fatalement un cycle compliqué et sanglant de guérilla urbaine ? Ou est-ce plutôt une manœuvre de diversion obligeant l’armée ukrainienne à dégarnir d’autres fronts, comme celui du Donbass (extrême est du pays), où la Russie aspire à la conquête de l’intégralité de l’oblast de Donetsk, qu’elle a déjà annexé dans ses textes constitutionnels ?
Stratégiquement, Vladimir Poutine n’envisage pas à court terme de négociation de cessez-le-feu. Il ne voit pas pour la Russie de créneau de négociation possible avant janvier 2025, date où il espère que Donald Trump rentrera à la Maison-Blanche. Ce dernier a en effet blâmé Joe Biden pour la guerre en Ukraine, et s’est vanté qu’une fois revenu aux affaires, il ne lui faudrait pas plus de vingt-quatre heures pour négocier un règlement de paix avec les Russes. En prévision de cette possible séance de négociation avec son « ami » Trump, Poutine veut pouvoir mettre sur le tapis vert le maximum de jetons. Il veut conquérir un maximum de territoires, dont certains pourraient très bien être échangeables.
S’il était élu, l’objectif premier de Trump serait certainement de se tailler une stature pour l’histoire. Or tout céder en rase campagne aux Russes serait incompatible avec le message principal de sa campagne électorale, « Make America great again ». Tout ce qui pourrait ressembler à une défaite face à la Russie est exclu. Le peuple américain a subi peu de défaites dans son histoire et il déteste les « losers ». Face à Poutine, un homme avec l’ego de Trump n’aura certainement pas envie d’apparaître comme un loser. Les Américains ont trop investi dans l’Ukraine indépendante pour s’accommoder de sa défaite, c’est-à-dire de sa soumission à la Russie. C’est la raison pour laquelle la majorité des Républicains au sein de la Chambre des représentants ont rejoint leurs collègues du Parti démocrate, pour accorder à l’Ukraine l’aide militaire et civile tant attendue de 61 milliards de dollars. Informé par les militaires que l’effritement de la défense ukrainienne pourrait très bien conduire à un effondrement, Mike Johnson, le speaker de la Chambre, a finalement décidé d’agir.
Bien que tardive, cette aide est arrivée au bon moment pour conforter le moral des Ukrainiens, qui en ont actuellement particulièrement besoin. Au début du mois d’août 1918, sous les coups de boutoir de la contre-offensive Foch, l’armée allemande s’était effondrée sur le front français. C’est parce que les armées Mangin et Degoutte avaient bien manœuvré, et qu’elles étaient dotées de chars d’assaut, mais aussi parce que le moral des Allemands était beaucoup moins haut que celui des Français. Ces derniers avaient été ragaillardis par l’entrée de l’Amérique dans la guerre à leurs côtés et l’arrivée des boys sur le sol français.
Le 8 août 1918, le chef allemand Ludendorff avait consigné sur son journal : « Jour de deuil de l’armée allemande. » Ce 10 mai, qui fut en 1940 le jour de deuil de l’armée française, n’est pas celui de l’armée ukrainienne. C’est une alarme, pas un effondrement. Aujourd’hui, les Américains ne sont pas du côté des attaquants russes mais bien des défenseurs ukrainiens. Cela change beaucoup de choses. Ils sont d’ailleurs en train de livrer à l’Ukraine des missiles sol-air Nasams de 160 km de portée, qui rendront désormais dangereuses les infiltrations des chasseurs bombardiers russes dans l’espace aérien ukrainien afin d’y lâcher leurs dévastatrices bombes planantes.
Cette alarme, cette relative percée russe, est néanmoins significative. Car elle reflète des mouvements tectoniques plus profonds. La critique la plus cinglante est venue du commandant ukrainien Yaroslavski, chef victorieux de l’unité qui avait battu les Russes sur la rivière Donets, en septembre 2022. Avant de repartir au combat, l’officier ukrainien a eu le temps de s’indigner sur son compte Facebook de ce que les gains territoriaux de l’époque n’avaient pas ensuite été sanctuarisés par des lignes de fortifications et de mines. Il s’est même demandé si de la corruption n’était pas la cause de ce trou dans le front.
Deux autres leçons peuvent être tirées de la percée russe. La première est que l’Ukraine a beaucoup trop tardé à mobiliser ses hommes jeunes. On ne peut pas tenir un front de 1200 kilomètres sans une armée nombreuse. Dans la France de 1918, les hommes allaient à la guerre à l’âge de 20 ans. En Ukraine, l’âge de la conscription vient d’être abaissé de 27 à 25 ans. Le manque d’hommes est tel que la Rada (Parlement monocaméral de Kiev) vient d’autoriser l’enrôlement des détenus de droit commun, comme l’avait fait la Russie dès 2022.
La deuxième leçon est qu’il est toujours dangereux de sous-estimer son ennemi. C’est ce qu’ont fait certains généraux occidentaux à la retraite – mais pas les généraux ukrainiens – après le retrait russe de Kherson (novembre 2022) : ils ont prédit, sur les plateaux de télévision, un effondrement imminent de l’armée russe. C’était ignorer l’histoire. Que ce soit contre les Polonais au XVIIe siècle, les Suédois au XVIIIe, les Français au XIXe, les Allemands et Italiens au XXe, l’armée russe a toujours commencé par perdre, avant de se reprendre. On disait la Russie « faible car dotée d’un PIB équivalent à celui de l’Espagne». La Russie n’est pas inarrêtable en Ukraine. Mais elle dispose de réelles ressources humaines et matérielles, qui n’ont strictement rien à voir avec les calculs occidentaux sur l’opulence respective des nations.
