Une fois n’est pas coutume, on assiste aujourd’hui à une convergence objective des intérêts américains et iraniens au Moyen-Orient. Pour des raisons intérieures et extérieures différentes, Washington et Téhéran souhaitent non seulement qu’il n’y ait pas d’escalade dans le conflit israélo-palestinien, mais même que se poursuive la trêve actuelle à Gaza.
Cette dernière, au départ négociée pour permettre la libération des otages israéliens enlevés le 7 octobre 2023 par le Hamas, peut très bien se poursuivre sous couvert d’autres motifs humanitaires. L’élimination physique de tous les combattants du mouvement islamiste palestinien ne figurait plus parmi les priorités de Joe Biden lorsqu’il s’adressa à l’Amérique et au monde, depuis Nantucket, le 24 novembre, après la première libération réussie d’otages israéliens et de prisonniers palestiniens. Désormais, l’urgence proclamée du président américain est devenue l’arrêt du bain de sang à Gaza parallèlement à la libération des otages israéliens.
Intérieurement, l’inflexion de la politique proche-orientale du leader démocrate Joe Biden s’explique par le début, officieux sinon officiel, de la campagne électorale présidentielle aux États-Unis – pour une élection à un tour, qui se tiendra le mardi 5 novembre 2024. Le soutien très ferme à Israël du président américain lui vaut depuis quelques semaines le lâchage progressif d’une grande partie de l’électorat arabe, et de la jeunesse, au sein du Parti démocrate. Sur les campus progressistes de la côte est et de la Californie, la cause palestinienne fait un tabac.
Joe Biden est également attaqué sur sa droite. Donald Trump ne perd pas une occasion médiatique – et il n’en manque pas – pour souligner que son rival est le président des guerres alors que lui avait su les éviter, durant son premier mandat, de 2017 à 2021. Trump a notamment affirmé que s’il était resté à la Maison-Blanche, la Russie n’aurait jamais attaqué l’Ukraine.
C’est un fait qu’aucune guerre importante n’a été déclenchée sous le mandat de Trump, homme qui s’est toujours méfié des théories néoconservatrices privilégiant la démocratie et la justice par rapport à la paix. Lorsque le Pentagone proposa un bombardement de l’Iran en juin 2019 en représailles pour un drone américain abattu par les gardiens de la révolution au-dessus du détroit d’Ormuz, Donald Trump annula le raid à la dernière minute, estimant qu’une action létale était injustifiée quand l’Amérique n’avait pas perdu de soldat.
Extérieurement, la Maison-Blanche sait que ses alliés arabes au Moyen-Orient (l’Égypte, la Jordanie, les pétromonarchies du Golfe) exigent l’arrêt de cette guerre, qui nuit terriblement à l’image des Occidentaux auprès des populations du monde arabo-musulman. À l’incitation des Américains, tous ces pays avaient pris le risque intérieur d’établir des relations diplomatiques ou commerciales avec Israël.
Par ailleurs, les stratèges américains sont de plus en plus nombreux à estimer que l’Amérique s’est trop laissée entraîner dans les affaires compliquées de l’Europe de l’Est et du Moyen-Orient et qu’elle commet une erreur stratégique à ne pas se concentrer sur sa rivalité avec les Chinois, à ne pas tout miser sur le maintien de son influence dans l’immense zone indo-pacifique. Pourquoi l’Iran souhaite-t-il lui aussi l’arrêt des hostilités au Proche-Orient ? Les mollahs ne sont pas assez fous pour provoquer une guerre directe avec l’Amérique, laquelle pourrait détruire en un clin d’œil toute la flotte iranienne.
Responsable de la guerre et de la paix, le guide suprême iranien n’acceptera jamais qu’un mouvement extérieur à lui, fût-il ami, lui impose sa stratégie et son timing. Le 6 novembre 2023, l’ayatollah Ali Khamenei accorda une audience à Ismaël Haniyeh, le chef politique du Hamas, actuellement en résidence au Qatar. Quand le Palestinien reprocha poliment au Persan sa lenteur à rejoindre le combat contre Israël, celui-ci répondit à celui-là que les Iraniens n’avaient pas été avertis au préalable de l’attaque du 7 octobre et qu’en conséquence ils continueraient à soutenir le Hamas diplomatiquement et moralement, mais pas militairement.
En contemplant les foules arabo-musulmanes manifestant, à travers la planète, contre Israël et l’Occident, les dirigeants iraniens savent qu’ils gagnent une guerre sans sacrifier de soldats. Comme en 2003, lorsque les Anglo-Saxons leur livrèrent l’Irak sur un plateau d’argent.
Aujourd’hui, Téhéran discute discrètement, via des intermédiaires choisis (au Qatar, au Liban, à Oman), avec les Américains, dans le but de parvenir un jour à un accord de sécurité global, qui ferait progressivement tomber les sanctions. Dans les mains des mollahs, le soutien russe et chinois actuel est un atout, davantage qu’un handicap. Du moment qu’on ne remet pas en cause leur régime théocratique, les clercs iraniens sont prêts à toutes sortes d’arrangements sur l’autel du commerce.
