L’histoire nous a habitué à concevoir Israël comme un petit pays menacé de l’extérieur. Dès la proclamation de son indépendance, en mai 1948 par David Ben Gourion, le nouvel État des Juifs fut condamné à mort par tous les États arabes situés autour de lui, qui entrèrent en guerre contre lui. Au prix de sacrifices et d’un courage inouïs, le nouvel État réussit à retourner la situation et à gagner la guerre. Lors des accords d’armistice de 1949, Israël avait agrandi substantiellement le territoire que lui avait alloué le plan de partage décidé par l’ONU en novembre 1947, passant de 58 % à 78 % de la superficie de la Palestine du mandat britannique.

Le pays était à nouveau apparu menacé dans son existence en mai 1967, lorsque le président égyptien Nasser ferma le golfe d’Akaba, seule voie d’accès à la mer Rouge pour Israël. Équipés d’avions de chasse et de chars français, les Israéliens avaient alors opté pour la guerre préventive, et écrasé en six jours les armées de l’Égypte, de la Syrie et de la Jordanie, conquérant le Sinaï, le Golan et la Cisjordanie. L’ONU proposa la restitution des territoires arabes nouvellement occupés, contre la paix. Mais, réunis à Khartoum en septembre 1967, les trois États arabes sus-cités, rejoints par le Liban, l’Irak, le Maroc, l’Algérie et le Soudan, avaient alors proclamé la doctrine des « trois non » : non à la paix avec Israël, non à la reconnaissance d’Israël, non à la négociation avec Israël.

En octobre 1973, Israël sembla à nouveau menacé dans son existence. Profitant de la fête juive de Kippour, les armées égyptiennes et syriennes, équipées du meilleur matériel soviétique, attaquèrent simultanément les positions israéliennes au Sinaï et au Golan, remportant des succès initiaux. Israël fut à nouveau sauvé par la vaillance de ses soldats (dont plus de 3000 se sacrifièrent) et l’audace de ses généraux. L’Amérique, qui avait remplacé la France comme principal soutien d’Israël, ravitailla son jeune protégé en armes et munitions par pont aérien.

À partir de sa douloureuse victoire d’octobre 1973, Israël, qui avait développé sa propre industrie d’armement, accrut exponentiellement sa puissance militaire. En mars 1979, l’Égypte signa à Washington un traité de paix séparé avec Israël, en échange de la restitution du Sinaï. L’État juif était débarrassé du grand ennemi arabe qui le menaçait directement à sa frontière sud.

Depuis lors, Israël livra bien quelques guerres, comme au Liban ou dans la bande de Gaza, mais aucune ne prit un caractère existentiel, tant il était devenu un État moderne inexpugnable (qui plus est doté par la France de l’arme nucléaire dès le début des années 1960).

Après l’Égypte, Israël a réussi à ajouter beaucoup de noms à sa liste d’États arabes avec lesquels il est en paix : la Jordanie, les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc, le Soudan. En ce qui concerne l’Arabie saoudite, c’est une question de mois.

L’actuel premier ministre israélien répète à l’envi que son pays est menacé existentiellement par l’Iran, sans parvenir vraiment à convaincre. La jeunesse iranienne n’a pas la moindre hostilité envers Israël et l’axe chiite (Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth-Sanaa), cher aux pasdarans, a beaucoup de plomb dans l’aile. L’antagonisme israélo-iranien est artificiel, car obéissant de part et d’autre à des motifs de politique intérieure.

Aujourd’hui, Israël est bien davantage menacé de l’intérieur que de l’extérieur. Il est d’abord menacé par une bombe démographique arabe. S’il ne parvient pas à créer un État arabe en Cisjordanie, comme le prévoyaient les accords d’Oslo de 1993, Israël va finir par contrôler un territoire où les juifs deviendront une minorité.

Israël est ensuite menacé par la division profonde de sa société entre juifs laïcs et juifs religieux. Le sionisme à l’origine de la fondation de l’État d’Israël était un mouvement laïc et socialiste. Il appartient au passé. Le libéralisme économique l’a emporté sur le socialisme ; seule une infime minorité d’Israéliens vit encore en kibboutz. Dans la société, le rapport démographique entre laïcs et religieux est en train de s’inverser au profit des seconds.

Si les hommes de gauche et du centre manifestent autant contre la loi votée à la Knesset le 25 juillet 2023 par les nationalistes alliés aux partis religieux retirant du pouvoir à la Cour suprême, c’est qu’ils se sentent menacés dans leur mode de vie laïc. Deux tiers des startuppeurs israéliens ont pris des dispositions pour transférer leurs investissements à l’étranger. Joe Biden a critiqué les dispositions de la nouvelle loi. Mais les démocrates américains seront peu entendus : ils ne peuvent pas à la fois dénoncer le gouvernement des juges chez eux et vouloir le protéger chez leurs alliés israéliens…

La crise qu’Israël traverse est d’autant plus grave qu’elle touche à l’idéologie interne qui cimentait naguère sa société.

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