Proposé par l’Union européenne puis négocié sous le leadership de l’Administration Obama, l’accord international de Vienne du 14 juillet 2015 était censé avoir mis fin à la compétition nucléaire au Moyen-Orient. Contre une levée progressive des sanctions, l’Iran avait accepté d’interrompre son enrichissement d’uranium et de se conformer à un régime strict d’inspection de ses installations nucléaires par l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique).

L’idée des Occidentaux était triple : rassurer Israël ; éviter une nouvelle guerre préventive sur les rives du golfe Persique ; empêcher une course à l’arme atomique par les grandes puissances régionales (Iran, Arabie saoudite, Émirats, Égypte, Turquie).

Comme la crise des missiles de Cuba (1962) l’a amplement montré, le débat nucléaire reste un jeu très dangereux. Le moindre malentendu peut déclencher un dérapage fatal. Or l’illisibilité – et donc la dangerosité – du jeu nucléaire croît exponentiellement avec le nombre des joueurs. Les Occidentaux et les Chinois ne veulent pas d’un tel jeu au Moyen-Orient, région cruciale dans l’approvisionnement énergétique de l’Europe et de l’empire du Milieu.

Une fois l’accord de Vienne signé, les Iraniens s’y conformèrent entièrement. Quatre missions successives des inspecteurs de l’AIEA le confirmèrent. Hélas, le président Trump revint unilatéralement, en 2018, sur l’engagement des États-Unis. Les Européens se montrèrent incapables de libérer l’Iran du joug des sanctions et les mollahs reprirent leur enrichissement d’uranium. La Perse est aujourd’hui un « pays du seuil » : le jour où elle le déciderait, il lui suffira de franchir une dernière étape technologique et industrielle pour devenir une puissance nucléaire militaire. Pour Israël, puissance nucléaire depuis les années 1960, l’accession de l’Iran à l’arme atomique constitue un casus belli.

Confrontée à une telle tension régionale, qu’elle n’a aucun moyen de modifier, l’Arabie saoudite a décidé de s’y adapter. Dans un premier temps, elle a entrepris de renouer avec les Iraniens, sous l’égide de la Chine (accord de Pékin du 6 avril 2023). Cela lui a procuré un avantage immédiat et une assurance pour l’avenir: la renonciation des houthistes yéménites (chiites pro-iraniens) à bombarder les infrastructures saoudiennes à coups de missiles ; l’assurance que le territoire saoudien ne serait pas l’objet de représailles iraniennes en cas de frappes préventives israéliennes sur l’Iran.

Dans un second temps, l’Arabie saoudite a décidé de profiter de la nouvelle cour que lui font les Américains. L’Administration Biden a renoncé à traiter en paria le prince héritier Mohammed Ben Salman (MBS) depuis que la guerre de la Russie en Ukraine a changé l’équilibre énergétique mondial. Le secrétaire d’État Blinken a fait le voyage de Riyad les 7 et 8 juin 2023, avec une demande spécifique: que le royaume établisse enfin des relations diplomatiques avec Israël. Joe Biden aimerait bien qu’un tel succès diplomatique vienne nourrir la campagne de sa réélection.

Confronté à cette demande, MBS a fait un geste à l’égard de ses difficiles alliés américains: il a accepté de remplacer la vieille exigence de Riyad d’une reconnaissance israélienne immédiate d’un État palestinien sur les frontières de 1967 (plan Abdallah de 2002), par un engagement plus vague à poursuivre la voie de la solution à deux États sur le territoire de la Palestine mandataire.

Mais MBS a aussi demandé quelque chose en échange : la fourniture par l’Amérique de la technologie et du matériel nécessaires à l’établissement d’une industrie saoudienne d’électricité nucléaire. Or il est aisé à qui maîtrise la filière du nucléaire civil de produire une bombe atomique. L’Arabie saoudite souhaite devenir à son tour un pays du seuil. La demande n’est pas extravagante, dans la mesure où Israël est lui-même une puissance atomique depuis les années 1960 (grâce à la France), et qu’il y a déjà un pays musulman doté de la bombe – le Pakistan, depuis 1998, grâce à l’aide technique de Pékin et l’aide financière de Riyad.

L’Arabie saoudite a signifié aux Américains que s’ils tardaient à répondre à sa demande de technologie nucléaire, elle avait toujours le loisir de s’adresser aux Chinois… Plus au nord, la réélection d’Erdogan, le 28 mai 2023, a relancé la possibilité d’un programme nucléaire en Turquie. En 2019, dans la ville anatolienne de Sivas, le président turc avait déclaré: « Certains pays possèdent des missiles avec des têtes nucléaires, mais je ne devrais pas en avoir ? Je n’accepte pas cela ! »

Le grand jeu nucléaire a donc repris de plus belle au Moyen-Orient. C’est seulement maintenant qu’on mesure à quel point fut contreproductive la décision de Trump de faire cavalier seul sur l’Iran, quoique prise au nom de la défense de la paix et de la stabilité régionale.

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